Ferdinand, le héros de Guerre, a quitté la France pour rejoindre Londres, «où viennent fatalement un jour donné se dissimuler toutes les haines et tous les accents drôles». Il y retrouve son amie prostituée Angèle, désormais en ménage avec le major anglais Purcell. Ferdinand prend domicile dans une mansarde de Leicester Pension, où le dénommé Cantaloup, un maquereau de Montpellier, organise un intense trafic sexuel de filles, avec quelques autres personnages hauts en couleur, dont un policier, Bijou, et un ancien poseur de bombes, Borokrom. Proxénétisme, alcoolisme, trafic de poudre, violences et irrégularités en tout genre rendent chaque jour plus suspecte cette troupe de sursitaires déjantés, hantés par l'idée d'être envoyés ou renvoyés au front.S'il entretient des liens avec Guignol's band, l'autre roman anglais plus tardif de Céline, Londres, établi depuis le manuscrit récemment retrouvé, s'impose avec puissance comme le grand récit d'une double vocation : celle de la médecine et de l'écriture... Ou comment se tenir au plus près de la vérité des hommes, plongé dans cette farce outrancière et mensongère qu'est la vie.
« On est parti dans la vie avec les conseils des parents. Ils n'ont pas tenu devant l'existence. On est tombé dans les salades qu'étaient plus affreuses l'une que l'autre. On est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, plutôt de traviole, tout crabe baveux, à reculons, pattes en moins. On s'est bien marré quelques fois, faut être juste, même avec la merde, mais toujours en proie d'inquiétudes que les vacheries recommenceraient... Et toujours elles ont recommencé... Rappelons-nous ! »
Parmi les manuscrits de Louis-Ferdinand Céline récemment retrouvés figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets révélant un roman dont l'action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l'oeuvre de l'écrivain est mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et oeuvre d'imagination, y lève le voile sur l'expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l'«abattoir international en folie». On y suit la convalescence du brigadier Ferdinand depuis le moment où, gravement blessé, il reprend conscience sur le champ de bataille jusqu'à son départ pour Londres. À l'hôpital de Peurdu-sur-la-lys, objet de toutes les attentions d'une infirmière entreprenante, Ferdinand, s'étant lié d'amitié au souteneur Bébert, trompe la mort et s'affranchit du destin qui lui était jusqu'alors promis. Ce temps brutal de la désillusion et de la prise de conscience, que l'auteur n'avait jamais abordé sous la forme d'un récit littéraire autonome, apparaît ici dans sa lumière la plus crue. Vingt ans après 14, le passé, «toujours saoul d'oubli», prend des «petites mélodies en route qu'on lui demandait pas». Mais il reste vivant, à jamais inoubliable, et Guerre en témoigne tout autant que la suite de l'oeuvre de Céline.
«- Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !... - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sage, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie... - Il y a l'amour, Bardamu ! - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.»
Peu de livres ont une aussi grande puissance de vision que Voyage au bout de la nuit. Vision intense : celle de la révélation de la misère, de la guerre, de la maladie sans fin, de la mort. La phrase se concentre, repère tout, ne pardonne rien. Vision itinérante et prodigieusement variée ensuite : on part de la place de Clichy, on se retrouve dans divers massacres à cheval, puis dans une Afrique écrasante, puis noyé à New York, à Détroit, puis de nouveau dans la banlieue de Paris (la banlieue de Céline, cercle minutieux de l'enfer !), puis dans les environs de Toulouse, et enfin dans un asile psychiatrique pas comme les autres. La mort au épart et à l'arrivée. La symphonie agitée de la nuit infinie pour rien. Le héros métaphysique de Céline est ce petit homme toujours en route, entre Chaplin et Kafka, mais plus coriace qu'eux, vous le redécouvrez ici, perplexe, rusé, perdu, ahuri, agressé de partout, bien réveillé quand même, vérifiant sans cesse l'absurdité, la bêtise, la méchanceté universelles dans un monde de cauchemar terrible et drôle. Céline lui-même a comparé son style aux bandes dessinées, aux " comics ". C'était pour dire qu'il allait toujours au vif du sujet, au nerf de la moindre aventure. Ce Tardi-Céline l'aurait ravi. L'oeil traverse le récit comme une plume hallucinée, on voit le déplacement sans espoir mais plus fort, dans son rythme de mots et d'images, que tout désespoir. Il faut relire Céline en le voyant. Tardi lui rouvre l'espace. Le grouillement et la simplicité des épisodes et du jugement qu'il porte se redéploient. Céline a dit la vérité du siècle : ce qui est là est là, irréfutable, débile, monstrueux, rarement dansant ou vivable. Le Voyage recommence. Les éclairs dans la nuit aussi.
Un roman foisonnant où Céline raconte son enfance et sa jeunesse : «C'est sur ce quai-là, au 18, que mes bons parents firent de bien tristes affaires pendant l'hiver 92, ça nous remet loin.C'était un magasin de Modes, fleurs et plumes. Y avait en tout comme modèles que trois chapeaux, dans une seule vitrine, on me l'a souvent raconté. La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C'est moi le printemps.»
Mort à crédit c'est l'histoire d'un gamin solitaire, dans le Paris d'avant la Grande Guerre. élevé par des petits-bourgeois qui n'étaient ni riches ni intelligents ni ouverts au monde en marche. et qui se gonflaient pour paraître. pour avoir l'air de, pour ressembler aux riches qu'ils révéraient. Ce petit monde a été décrit par Céline avec une férocité, une truculence et un humour incomparables. qui sont des constantes de toute son oeuvre. On y trouvera la démonstration du fait qu'il était incapable de dissocier la représentation de la vacherie des hommes du besoin qu'il avait d'en rire, passant tout naturellement de l'horreur au grotesque de cette manière si française. dénoncée par Beaumarchais, de prendre au sérieux les choses futiles et les vraies tragédies le plus comiquement possible. On y trouvera aussi l'ineffable portrait de Raoul Marquis, dit Henri de Graffigny, ingénieur, aérostier, inventeur, écrivain prolixe, faux marquis et vrai mythomane, dont Céline a fait le très rocambolesque Courtial des Pereires. Chacun connaît le talent et la manière de Tardi, son trait Si particulier et la façon dont il a rendu l'atmosphère tragi-comique de Voyage au bout de la nuit et de Casse-pipe. Il était l'homme qu'il fallait pour illustrer ce livre dans lequel Céline. à force d'outrances. a donné de la société française de son temps une image plus vraie que nature, dans ce langage vivant, moderne et vert, qui a fait scandale, ruais qui vaut à Mort à crédit de n'avoir pas pris une ride et de demeurer l'un des grands romans français du XXe siècle.
Casse-pipe suivi du Carnet du cuirassier Destouches est un document sur la vie militaire. «Livre capital, écrivait Roger Nimier, puisqu'il paraît autobiographique. Il s'agit d'un engagé volontaire au 17? régiment de cavalerie lourde, qui arrive dans la nuit et tombe sur une patrouille de l'armée. On n'oublie pas ce peloton, qui court dans l'ombre et se cache pour finir dans une écurie, qui est évidemment celle d'Augias. Les Grecs, toujours les Grecs !Le langage saccadé d'un sous-officier furieux qui joue la comédie de la fureur, Céline le reproduit merveilleusement. Jamais il n'a été plus loin dans l'art des jurons, jamais il n'a eu plus de bonheur dans l'excès, car l'excès, en matière de cavalerie et de jurons, c'est la bonne moyenne.Ces invocations font la poésie. La caserne du 17? cuirassiers est une création comparable à certaines apparitions, au milieu des flots, chez Homère. Elle n'est pas décrite, elle apparaît, elle se dégage lentement de la nuit, elle se révèle à travers la conversation des hommes, humanité pâteuse aux noms bretons, aux grosses moustaches, dont les sabres résonnent contre les pavés : les Bretons sont petits et les sabres sont grands.Dans ce vacarme, notre engagé volontaire garde la bonne volonté qui était celle de Bardamu, au temps de ses premiers voyages.»
«Casse-pipe, c'est le temps de l'enfermement, devenu interminable. Témoin la longueur de cette première nuit, qui occupe toute la première séquence, mais la suite est à l'avenant. L'agressivité du monde et des hommes y prend la forme de la nuit, du froid, de la pluie, de chevaux échappés qui courent dans tout cela, et un visage que Courteline et d'autres avaient déjà fait connaître en littérature, celui des gradés et des sous-officiers, d'autant plus charognes qu'ils sont eux-mêmes plus terrorisés.
L'étonnant est que, du spectacle de tant d'écrasement, qui ne cesse pas d'être sensible, naisse ligne à ligne tant de comique. Céline est ici dans toute la maîtrise de ses moyens. Le discours et l'argot militaires sont un morceau de choix pour cette rencontre de langages qui est pour lui le commencement du style. De cette transposition du vécu en mots, Tardi fait à son tour une transposition visuelle, avec la même fidélité à la sensibilité célinienne dont il avait déjà fait preuve dans son illustration de Voyage au bout de la nuit.» Henri Godard.
En 1932, avec le Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s'imposait d'emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu'ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D'un château l'autre pourrait s'intituler «le bout de la nuit». Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s'y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui. Il s'agit pourtant d'un roman autant que d'une confession, car Céline n'est pas fait pour l'objectivité. Avec un comique somptueux, il décrit les Allemands affolés, l'Europe entière leur retombant sur la tête, les ministres de Vichy sans ministère, et le Maréchal à la veille de la Haute Cour. D'un château l'autre doit être considéré au même titre que le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit comme un des grands livres de Céline auqel il donna du reste une suite avec Nord (1960) et Rigodon (1969).
Céline au milieu de l'Allemagne en flammes. Avec ses compagnons d'infortune, - sa femme Lili, l'acteur Le Vigan, et le chat Bébert -, le voici à Baden-Baden dans un étrange palace où le caviar, la bouillabaisse et le champagne comptent plus que les bombardements, puis dans Berlin en ruines, et enfin à Zornhof dans une immense propriété régie par un fou. C'est une gigantesque tragédie-bouffe, aux dimensions d'un pays qui s'effondre, vécue par celui qui se nomme lui-même «le clochard vieillard dans la merde».
«- Docteur, vite !... vous devez vous douter... toute cette gare ici n'est qu'un piège... tous ces gens des trains sont à liquider... ils sont de trop... vous aussi vous êtes de trop... moi aussi...- Comment savez-vous ?- Docteur, je vous expliquerai plus tard... maintenant il faut vous attendre... vite !... ça sera fait cette nuit...- Pourquoi ?- Parce qu'ils n'ont plus de places dans les camps... et plus de nourriture... et que dehors ça se sait...»