«Le message codé nommé poème s'adresse à la solitaire sans bague / au solitaire en tous : il révèle à la loupe les contradictions internes du sujet, ses élans, ses volontés, ses besoins, ses exigences, jusqu'à plus soif. Écrire sur le dos d'une seule main le télégramme général (enragé) où l'on fait part de sa théorie provisoire, tel me semble en tout cas le maximum de liberté perceptible à la lecture. Qu'on l'envoie par lettre, par livre ou par bulletin hebdomadaire, peu importe : l'inscription accélérée fait mouche quand elle ne répète aucune parole déjà dite. La liberté consiste à former pour la première fois un sens multiple : syntagme, geste, silence, décision. En avançant dans l'espace ouvert par les jambes désirées, on assiste à la concentration spontanée de tous les signes du dedans qui se préparent au rut. Les hésitations fondent. Mais le feu dont on dit tant de bien par lyrisme ne se présente plus sous forme de flammes, mais de mots-clés.»Alain Jouffroy.
Aimer David, ce titre n'est pas pour Alain Jouffroy l'aveu d'une tocade mais l'énoncé d'un programme. Cet essai paru en 1989, pour les 200 ans de la Révolution et parallèlement à la grande rétrospective consacrée à David au Louvre, s'inscrit dans un plus vaste engagement de l'auteur pour, à l'encontre de la proclamation de la mort du sens sous la «?tyrannie esthético-morale du nihilisme?», renouer le fil d'une «?nouvelle peinture d'histoire?» signifiante dont il voit les continuateurs en certains peintres de la figuration narrative et, en David, le grand initiateur. Il s'agit donc de revenir à ce que fut ce dernier avant de devenir dans notre esprit le peintre des images glacées de nos livres d'histoire?: l'homme d'une révolution politique et esthétique. Cette défense et illustration de David est le fruit d'une subjectivité bien informée qui tour à tour célèbre des aspects méconnus du peintre et affronte sans ciller les reproches historiques qui lui sont adressés, en particulier son engagement passionné aux côtés de Robespierre en tant que député de la Convention et ses concessions à Bonaparte. Chapitre après chapitre, elle se présente sous la forme d'une lutte de points de vue (documents à l'appui en annexes) entre d'une part les adversaires de David, dans les tourments de son temps et par la suite, et d'autre part ses défenseurs?: Baudelaire, Delacroix, Apollinaire pour les plus éminents - ainsi, bien sûr, que Jouffroy lui-même. De tout cela se dégage l'image d'un peintre impulsif et bouillant, «?double?» de Sade, présent à son époque comme peu d'autres, peignant sur le champ de bataille de l'histoire à ses risques et périls, et à mille lieues de l'image courante d'un néo-classicisme froid. Alain Jouffroy admet sans ambages le caractère partisan de son entreprise. Mais ce faisant, il agit justement en puissant révélateur de ce que la réputation du peintre dissimule d'idéologie sous couvert de jugement esthétique, toute lecture de la Révolution française ayant par force des implications politiques, même deux siècles après. «?Aragon, oui?! Char, oui?! Breton, oui?! Claudel, non?!?»?: telle est, à l'extrême, la façon dont l'approche de David et de son temps donne matière à l'auteur pour affirmer une vision autre de notre histoire dans ses aspects politiques et artistiques et, du même coup, le recoupement impératif de ces deux champs.
« Par snobisme de l'absolu, Bernard Glücksmann a fait de Stanislas Rodanski un mythe, qui n'est pas seulement personnel mais se veut éternel, entre El Desdichado de Nerval et ce qu'il appelait les Ratés de l'Aventure. » Bernard Glücksmann est le véritable nom de Rodanski, que ses amis et lecteurs connaissent aussi sous le nom de Lancelo ou encore Tristan. « Absolument moderne » Rodanski a longtemps traqué la « femme-fatale » et a fait de sa vie un roman policier, d'un genre inclassable, à l'image de son texte La victoire à l'ombre des ailes. Cette modernité et cette marginalité sont présentes dans le texte d'Alain Jouffroy. Ami intime de Rodanski - ils ont partagé une chambre rue du Dragon - l'auteur de l'essai relate cette « amitié plus que singulière » faite d'envoûtement mutuel avec un homme dont l'identité « était imaginaire ». Suivi d'une anthologie comprenant plusieurs inédits, le texte d'Alain Jouffroy est d'une force rare, on le sent habité par l'âme de Rodanski, qui est « toujours là, derrière et devant toutes les portes-fenêtres ».Né à Lyon en 1927, Stanislas Rodanski publie la première revue surréaliste d'après-guerre : Néon, mais est vite expulsé du groupe de Breton, pour « travail fractionnaire ». Rejeté par sa famille et par les surréalistes, il se trouve dans un vide absolu et entre bientôt en « folie volontaire ». Il va passer les vingt-sept dernières années de sa vie enfermé, en prison et surtout à l'asile psychiatrique de l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Lyon.Claude Tarnaud, ami de Rodanski et de Jouffroy, écrit dans les années 40 : « l'acte le plus scandaleux est de se taire. » Alain Jouffroy a fait sienne cette devise et a publié en tout 120 livres, et notamment Le temps d'un livre qui retranscrit ses rapports avec Rodanski.
«J'ai écrit Un rêve plus long que la nuit pour entrer dans l'inexplicable. Est-ce un roman ? Une confession ? Un poème en prose ? Je n'en sais rien : j'ai seulement tenté de rendre présente une fascination quotidienne.Certes, j'ai aimé Romana, oui, j'ai connu Mona, et j'ai vécu cette vie coupée en deux, en trois. L'existence de ces deux femmes est devenue plus onirique dans ma mémoire qu'elle ne l'était réellement : c'est en fermant les yeux que j'ai vu se dresser ce théâtre où ma vie s'est jouée. Bien sûr, la couleur des choses a changé, le point de fuite de la perspective a été déplacé, qu'y puis-je ? On ne dirige pas la poésie, quand elle se confond avec la réalité immédiate jusque dans la mort.»Alain Jouffroy.
« OBJECTEURS /ARTMAKERS » porte un double regard sur la création artistique. Celle d'hier à travers la reconstitution de l'exposition historique « Les Objecteurs » organisée par Alain Jouffroy à Paris en 1965, celle d'aujourd'hui avec ces nouveaux objecteurs que sont à leur manière six jeunes artistes que le poète nomme « les Artmakers » : Basserode, Alain Bublex, Claude Closky, Frédéric Coupet, Michel Guet et Monique Le Houelleur.
En 1965, l'aventure de l'objet ne fait que commencer. Elle a été induite par les « Nouveaux Réalistes » réunis autour de Pierre Restany. Alain Jouffroy, jeune poète surréaliste (il vient de publier Une révolution du regard aux éditions Gallimard) révèle alors au public de jeunes plasticiens d'avant-garde : Jean-Pierre Raynaud (dont c'est la première exposition), Daniel Spoerri, Daniel Pommereulle, Tetsumi Kudo et Arman. Cette exposition fait l'effet d'une bombe et reste une référence dans l'apparition de ce qui deviendra par la suite « l'installation ». Jouffroy comptera désormais parmi les observateurs les plus actifs et militants de l'histoire de l'art vivant.
Pascal Letellier
«Réécrire L'Enfer de Dante aujourd'hui ? Le transporter dans l'espace et le temps, en toutes circonstances et en tous lieux ? Donner à voir nos propres enfers, selon son modèle, tercet par tercet, comme un homme qui marche dans la nuit pour trouver l'issue ? Sauver la poésie du nouveau Déluge ? Tel était mon pari, risqué, mais volontaire.» Alain Jouffroy.
Cet art sans dogmes, c'est une embouchure, où les eaux de rivières fort lointaines se sont fondues. Ce qu'il reflète de nouveau, c'est une attitude particulière, où la révolte contre le monde actuel et l'acceptation du réel cessent d'être contradictoires. A un stérile esprit d'exclusion, il oppose un mouvement (l'inclusion. Mais il se développe à un tel rythme et à une telle échelle que ceux qui voudraient le diriger ou le canaliser dans un sens ou dans l'autre ne pourraient jouer par rapport à lui qu'un rôle de frein bien dérisoire, dans la mesure même où nul ne saurait encore changer ni prévoir la direction du flux.
«Un manifeste écrit au temps de la pseudo-fin des manifestes pour transgresser l'esprit du temps, coïncider avec l'espace réel, celui où la poésie, avant de s'écrire, est un défi du corps à toutes les formes de manipulation de la pensée. Le contact direct avec l'extérieur absolu - le satori comme praxis du regard -, la poésie vécue comme être-au-monde.» Alain Jouffroy.
« Chaque fois que je relisais ou lisais pour la première fois des poèmes de tous ces poètes, connus ou inconnus, je me suis demandé à quel critère inconscient j'obéissais pour leur choix. La machine qui lit en moi les poèmes des autres est la même que celle qui en écrit ou s'arrête d'en écrire pour d'obscures raisons, que le je n'explique jamais clairement. Lisant tous ces poèmes et les reliant, puis les déliant chronologiquement, thématiquement, je les incorporais à un autre je qui n'est celui de personne. J'avais choisi instinctivement cette boussole, pour me guider dans ce continent noir et rouge. Une toute petite boussole, tremblante évidemment, comme toutes les boussoles, mais plus tremblante encore que les autres, puisque son aiguille, le je, n'indiquait pas, du moins c'était mon impression, le même nord. Chacun son nord au royaume infini des subjectivités. Le nord de Rimbaud n'est pas celui d'Artaud. »
«Je ne me souviens pas d'être né, pas même en rêve.J'existe pourtant, je suis là, et j'attends toujoursCe qui peut arriver pour que je naisse, et renaisse.Tout ça prend du temps, des jours, des nuits, plus queMille un et une, plus que cent mille un et une,Mais c'est par un temps de France, toujours trouéD'absences et de très grandes méconnaissances.Ce n'est plus le temps de Hugo, ni des Égaux,Mais le temps de l'ego, que j'ai dû contourner.»(Extrait de Ma vie.)
Avoir écrit, écrire, manifester l'être, Toujours naître et renaître - Le moi qui parle n'est pas moi.
Cinquante ans de parole invisible Et ce défaut : être mortel, Quand on vit, chaque seconde, Dans l'éternité mer-soleil. Extravagance, éblouissance, Sans reconnaissance ? Non : tous les jets, tous les jeux De la vérité pratique. Oui, poésie absolue, politique, physique, Seule chance de transformer la vie. C'est partout ici n'est-ce pas ? A.J.
«Rien n'est plus terrible que de se taire, quand on ressent la nécessité de parler. Rien n'est moins supportable que le silence des autres, quand on tente de répondre à cette nécessité. Tout ce qu'on lit, tout ce qu'on entend tous les jours doit être considéré comme une seule parole collective en rupture avec elle-même. C'est à l'intérieur de ce texte, mi-écrit mi-parlé, que l'écriture de l'homme isolé devant sa page se faufile, comme un fil entre des millions d'autres fils en connexion. Mais quand on prend conscience de la mobilité des idées révolutionnaires, et qu'on réentend cette parole subversive qui, de Saint-Just à «Che» Guevara, rejoint finalement le centre de toutes les autres paroles, on commence à comprendre que la voix personnelle n'est jamais faite pour porter l'écho d'un seul individu. On cherche, alors, à lier ce que l'on pense avec ce que les autres ont pensé et dit, et l'on s'aperçoit très vite qu'écrire devient un acte historique, comme tous les actes humains qui relient deux réalités séparées. C'est en écrivant Trajectoire que je crois avoir saisi un certain fil conducteur qui permet, même au plus solitaire des individus, de se lier à la plus collective des révolutions : par un nouveau type d'écriture, où tous les textes, toutes les paroles seraient mis en contact, comme ils le sont dans la vie. J'ai donc suivi la trajectoire invisible des idées révolutionnaires, qui se poursuit, aujourd'hui, dans la trame des événements et des oeuvres. J'ai voulu en faire apparaître la violente continuité, au sein de toutes les discordes, et pour cela, j'ai juxtaposé, page après page, ma vie et celle du monde.» Alain Jouffroy.
XXe siècle, essais sur l'art moderne et d'avant-garde rassemble tous les textes qu'Alain Jouffroy a publiés dans les années 1970 dans la revue internationale XXe siècle, fondée en 1938 par Gualtieri di San Lazaro, dont il a été le rédacteur en chef, puis le directeur jusqu'en 1981. Préfacé par Malek Abbou, qui en éclaire le rôle historial, ce livre dépasse les contradictions et les nationalismes propres au temps du nihilisme.
au cours des années 1970, alain jouffroy a régulièrement rencontré alexander calder, avec qui il a noué des relations de travail et d'amitié.
il mêle ici le récit de ces rencontres avec un artiste drôle et attachant à l'évocation d'une oeuvre simultanément minutieuse et tentée par la démesure. défi à l'échelle de l'art convenu, défi aux lois naturelles de la gravité ou de l'équilibre, animation magique de l'objet, de la couleur ou de la forme, les sculptures de calder révèlent comme nulle autre la grâce de la matière et mettent en scène " l'impossible réalisé ".
Depuis 1965, Alain Jouffroy utilise la notion d'individualisme révolutionnaire pour combattre les différentes théories qui ont censuré l'existence et le rôle des individus dans l'histoire des idées et des oeuvres révolutionnaires. Il donne ici de nombreux exemples de poètes, d'écrivains et d'artistes qui ont changé non seulement la conception traditionnelle de l'individu (égoïste, narcissique, etc.) et de la collectivité, mais le langage même de l'écoute et de l'entente des individus libres. Pour lui, l'individu est la chance de la collectivité, comme la collectivité est la chance de l'individu.En pratiquant des brèches dans les doctrines systématiques : «psychanalytique», «marxiste», «économique», Alain Jouffroy n'a cessé d'ouvrir un gué entre l'individualisme révolutionnaire et tous les autres. Le gué n'est pas une fin, mais ouverture, commencement perpétuel, comme le montrent les vingt-huit lettres qu'Alain Jouffroy et Philippe Sollers ont échangées de 1976 à 1977. Les commencements cachés : tout est là.
Entre poème et roman, au lieu d'un alliage, Alain Jouffroy a-t-il trouvé (ou cherché, ou choisi) un autre terme ? Je le croirais, pour ma part. Il s'agit, on le verra, d'une correspondance sans réponses. Un homme écrit à une femme aimée.Que veulent-elles de nous, ces lettres ? Elles relatent une tragédie, le mot pris dans son acception classique. Tous les personnages de la tragédie sont là. Le confident d'abord : l'auteur des lettres. Le choeur, ensuite : les mondains, qui acclament le héros, puis le jettent aux enfers. Ce sont les indemnes. Voici les autres, les victimes : l'amant, la femme, le mari. Enfin, les manifestations de l'irrémédiable. La folie prend ici sa forme quasi constante : celle de l'amour. Le destin : dès les premières pages, le héros sait qu'il vit en état d'immanence , quelque chose va arriver, inchangeable dans son cours. Un homme averti en vaut deux, mais le destin est mille.Il y aura, naturellement, mort d'homme - et plus encore : mort d'un espoir, mort d'un salut entrevu.Le livre pourtant n'aurait pas ce ton singulier si le témoin ne témoignait que d'une tragédie. Or, il témoigne pour accuser. Et il accuse - honneur lui soit rendu - les accusateurs... Ici, peut-être, apparaissent plus claires la tentative et la réussite d'Alain Jouffroy. Mais nous ne parlerons pas de morale : on ne prononce jamais ce mot sans déjà nuire à la révolte qui le fonde.
Ce roman est écrit par un scénariste qui ne cesse de voyager. D'oublier ce qu'il vient de vivre. De croiser des femmes, des regards. Un scénariste qui s'est dédié au nomadisme et qui croit avoir renoncé définitivement à l'amour unique.Obsédé par un épisode peu connu de la vie du marquis de Sade, il veut en faire un scénario. Son producteur et un voyage à Tokyo vont l'en empêcher : sa propre vie est en train de devenir le scénario qu'il lui reste à écrire. Les principes de celui qui avait décidé de substituer la disponibilité sexuelle à l'amour céderont finalement à l'amour même.Pour en venir à aimer Murasaki, il lui faudra échapper aux pièges, traverser les obstacles qu'il a placés sur sa longue route : se souvenir d'une Coréenne disparue - avoir une première aventure avec une Japonaise - retrouver et fuir à New York une ancienne maîtresse - revoir sa première femme, par hasard, à Harlem - revenir à Tokyo pour y écrire un autre scénario - retourner en France pour l'enterrement de sa mère - y réentendre la femme dont il est séparé, une actrice plutôt vagabonde - s'isoler à la fin en Corée, où Murasaki vient le rejoindre, lui révéler sa complicité et lui donner la lettre qui dénoue.Étapes, épreuves, coups de théâtre qui ont pour but le regain du plus grand amour : celui qui déracine de tout. Roman - ou monogatari intime - de la seule quête qui importe dans ce siècle de dérives, de diasporas et de nouvelle décadence .
Cet ouvrage est une réédition numérique d'un livre paru au XXe siècle, désormais indisponible dans son format d'origine.