ÿþLes deux êtres qui se rencontrent dans la Vienne de 1948 encore occupée par les troupes alliées, sont issus de cultures et d'horizons différents, voire opposés : Ingeborg Bachmann est la fille d'un instituteur, protestant, ayant adhéré au parti nazi autrichien avant même l'accession de Hitler à la chancellerie du Reich (1932) ; Paul Celan, né dans une famille juive de langue allemande de Czernowitz, au nord de la Roumanie, a perdu ses deux parents dans un camp allemand et a connu l'internement en camp de travail roumain pendant deux ans.Cette différence, le désir et la volonté de renouer sans cesse le dialogue par delà les malentendus et les conflits déterminent leur relation et la correspondance qu'ils échangent du premier jour, en mai 1948, où Paul Celan fait cadeau d'un poème à Ingeborg Bachmann jusqu'à la dernière lettre adressée en 1967.L'écriture est au centre de la vie de chacun des correspondants, dont les noms apparaissent dans les comptes rendus critiques, dès le début des années 1950, souvent au sein d'une même phrase, comme étant ceux des représentants les plus importants de la poésie lyrique allemande de l'après-guerre. Mais écrire n'est pas chose simple, ni pour l'un ni pour l'autre - et écrire des lettres n'est pas moins difficile. L'imperfection du dire, la lutte avec les mots, la révolte contre le mutisme, occupent une place centrale dans cet échange épistolaire.Correspondance augmentée des lettres échangées par Paul Celan et Max Frisch ainsi que par Ingeborg Bachmann et Gisèle Celan-Lestrange.Édition de Bertrand Badiou, Hans Höller, Andrea Stoll et Barbara Wiedemann.
La liaison amoureuse que retrace ce livre est une des plus longues de Paul Celan et une des plus clandestines. Peu de lettres échangées, des dédicaces se réduisant à une étoile discrète : cryptogramme que Celan, en cas d'absence de l'amante, trace à la craie sur l'ardoise fixée près de la porte de sa chambre pour noter son passage. Quand Celan fait la connaissance de Brigitta, soeur cadette de l'écrivain autrichien Herbert Eisenreich, celle-ci a fui son pays natal et son milieu catholique pour aller faire des études à Paris, où elle est jeune fille au pair. Celan a 33 ans, elle en a 25. Leur relation nouée peu de temps après le mariage de Celan avec Gisèle de Lestrange, en décembre 1952, durera près d'une décennie. Pour évoquer sa "liaison clandestine", Brigitta Eisenreich écrit : "Vu l'attention et la valeur que Celan accordait aux dates d'anniversaires des siens, il paraît clair que j'occupais une place à part dans sa vie. Notre lien échappait au rituel des dates et à bien des contraintes. C'est dans ce lien à la fois clandestin et affranchi que tenait toute la richesse que nous pouvions partager ensemble". Parfois Brigitta attrape les pensées de Celan au vol et les consigne dans un petit carnet. A la recherche de ses souvenirs les plus intimes, elle multiplie les angles de vues sur l'oeuvre de Celan et sur ses mille et trois vies : comme si le poète, dans l'ombre du génocide des Juifs d'Europe, se devait de répéter, compulsivement, l'acte de vie pour maintenir le poème vivant - la mémoire.