Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu'il semble raisonnable d'imaginer qu'elle n'implique pas la reconnaissance d'un droit imprescriptible - celui du réel à être perçu - mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n'est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu'à un certain point : s'il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l'abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s'il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs.Cet essai vise à illustrer le lien entre l'illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l'illusion n'est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double implique en elle-même un paradoxe : d'être à la fois elle-même et l'autre.
« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu'on ne pense lorsqu'elle parle de «joie folle» ou déclare de quelqu'un qu'il est « fou de joie ». Il n'est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c'est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d'esprit capable de concilier l'exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l'insignifiance et de la mort, comme l'enseignait Nietzsche et l'enseigne aujourd'hui Cioran. En l'absence de toute raison crédible de vivre il n'y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l'irrationalisme de la joie, toute forme d'optimisme raisonné n'oppose que des forces débiles et dérisoires, qu'« un misérable espoir emporté par le vent » pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d'envisager la pire des hypothèses, - je veux dire celle d'un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n'a jamais voulu : on pressent trop qu'aucun des problèmes qui font le principal souci de l'homme n'y trouverait de solution. C'est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n'attendent en fait de leur labeur qu'un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu'ils montreraient moins d'ardeur à la tâche s'ils n'étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n'a aucune chance d'aboutir. » Clément Rosset
La philosophie de Rosset n'a eu de cesse, pendant près de soixante ans, de voir dans la morale l'un des lieux privilégiés du refus de la réalité, ou du tragique. Dès La Philosophie tragique, et jusqu'à ses dernières productions, Rosset a montré comment la morale, plutôt qu'une réflexion, une pensée argumentée, n'exprimait qu'une certaine affectivité, ses arguments étant avant tout émotifs. Les jugements moraux ne sont, d'après lui, rien d'autre que des désirs déguisés, lesquels ont tous comme objectif commun de récuser une réalité à laquelle ils s'opposent. Et pour cause : la réalité est précisément ce à quoi se heurte le désir, et à laquelle il ne parvient que rarement à adhérer. Ce texte inédit, rédigé entre 1960 et 1961, offre, à l'étonnement des lecteurs de Rosset, une « éthique tragique » de la force qui s'oppose avec vigueur à la morale de la faiblesse.
Le texte inédit est suivi d'une réédition du Monde et ses remèdes, publié aux Puf en 1964 et réédité en 2014, suite logique et chronologique du Dialogue avec la faiblesse.
Le réel est ce qui est sans double : il n'offre ni image ni relais, ni réplique ni répit.
En quoi il constitue une " idiotie " : idiotès, idiot, signifie d'abord simple, particulier, unique, non dédoublable. traiter de l'idiotie est évoquer le réel. un réel lointain, car à jamais relégable dans le miroir. un réel voisin, car toujours en vue. c'est une tentation inhérente à l'intelligence que de remplacer le réel par son double. dans l'ile de la raison, de marivaux, tout le monde finit par quitter ses illusions et rendre justice au réel ; tous sauf un, le philosophe.
Probablement parce qu'un tel aveu suppose une vertu qu'aucun génie philosophique ne peut, à lui seul, produire et remplacer : l'art de faire coïncider le désir et le réel, qui est la définition de l'allégresse. chez clément rosset, on fait d'intéressantes rencontres : le consul de malcolm lowry, qui s'est, comme à l'accoutumée, saoulé avec du whisky, molloy, le " héros " de samuel beckett, et monsieur hulot, créature de jacques tati...
Ce philosophe répugne à suivre les chemins trop. fréquentés. c'est un esprit déconcertant, et, pour cette raison, attachant, qui avance à contre-courant des modes intellectuelles.
« La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.
Il ne s'agit pas dans ce livre du problème de l'identité, sujet rebattu depuis l'Antiquité (et que j'ai moi-même souvent eu l'occasion d'aborder), mais du problème du sentiment de l'identité, sujet il est vrai également très rebattu, notamment depuis les analyses célèbres de David Hume.
L'enquête à ce sujet mène à d'étranges considérations et paradoxes. Elle conduit aussi à s'interroger - et c'est là, comme toujours, le point qui me paraît le plus intéressant de tous -, au-delà de l'aveuglement où est l'individu quant à lui-même, sur la nature de l'irrésistible et déraisonnable aveuglement qui le porte à vivre. » Clément Rosset
« Mais quelle est la source de cette force qui nous laisse sans peur devant la source de la peur, sans désarroi devant la source du désarroi ? À quelle puissance la joie trouve-t-elle soudain cette force qui lui permet de résister à l'effet corrosif d'une tragédie à laquelle elle s'expose ? Telle est la question essentielle à laquelle nous devons enfin proposer une réponse. ».
Voici ce dont un Clément Rosset d'à peine 21 ans rapporte l'expérience et l'analyse dans cet essai inédit qui préfigure de manière originale bon nombre de ses réflexions ultérieures, et notamment celle-ci : l'impossibilité de rendre raison de la joie tragique, lucide d'exister.
«Approuver l'existence c'est approuver le tragique. Etre et tragique s'opposent ainsi comme le non et le oui, la dénégation et l'affirmation, la nécessité et le hasard, le droit et le fait, la nature et l'artifice.» «Le propos plus général est de retrouver, dans la frontière entre l'artifice et la nature, le vieux débat qui oppose l'approbation inconditionnelle de l'existence à son acceptation sous réserves de justification.» «L'idée de nature ne serait qu'une erreur et un fantasme idéologique.»
Réflexions sur la faculté humaine de voir ce qui est invisible, d'entendre ce qui est inaudible, et de réaliser cet exploit, apparemment contradictoire, qui consiste à ne penser à rien.
À l'opposé d'une philosophie ayant pour tâche de débrouiller le désordre apparent, de faire apparaître dans notre monde " des relations constantes et douées d'intelligibilité, se rendre maître des champs d'activité ouverts par la découverte de ces relations ", il s'est trouvé, de loin en loin, des penseurs pour lesquels la philosophie se doit de dissoudre l'ordre apparent et d'affronter le chaos. " À de tels penseurs, cette tâche empoisonnée est apparue comme non seulement tâche unique mais encore tâche nécessaire de la philosophie ".
Réussir à penser le pire, tel est le but commun propre à ces philosophes et l'objet de ce livre est de s'interroger sur la nature de cette nécessité, sur la possibilité d'une philosophie tragique.
Ce recueil de divers textes que Clément Rosset a consacrés au cinéma est précédé d'un entretien avec Roland Jaccard. Ses goûts cinématographiques, souvent déconcertants et ironiques, permettent de mieux cerner la personnalité du philosophe.
À la suite d'un entretien avec Roland Jaccard autour du cinéma sur le premier film de son enfance (Les naufrageurs des mers du sud , par Cecil B. de Mille), sur les grandes revues cinématographiques (Positif, Les Cahiers ...) et sur des thèmes tels que « Psychanalyse et cinéma » ou « Philosophie et cinéma », des extraits de textes parus dans différentes revues ou ouvrages de Clément Rosset sont mis à la disposition du lecteur.
Le caractère absurde du Vouloir demeure, ainsi qu'il apparaîtra ailleurs, l'intuition majeure de Schopenhauer. Cette recherche de l'absurde est la seconde origine du désintéressement de Schopenhauer à l'égard des thèmes généalogiques. Le dessein philosophique n'est pas d'expliquer le comportement singulier, mais de faire apparaître l'absurde de tout comportement. Pour servir ce dessein, l'étude du Vouloir uniforme et aveugle est plus intéressante que l'étude de ses manifestations particulières, qui peuvent expliquer généalogiquement un caractère dans sa singularité.
Précisément, le propos de Schopenhauer n'est pas d'expliquer, mais de dénoncer les explications. Aussi la généalogie n'est-elle invoquée qu'à titre de moyen, et jamais de fin. L'intuition généalogique, qui tourne court, n'est qu'une étape vers l'absurde.
Il n'y a probablement de pensée solide - comme d'ailleurs d'oeuvre solide quel qu'en soit le genre, s'agît-il de comédie ou d'opéra-bouffe - que dans le registre de l'impitoyable et du désespoir (désespoir par quoi je n'entends pas une disposition d'esprit portée à la mélancolie, tant s'en faut, mais une disposition réfractaire absolument à tout ce qui ressemble à de l'espoir ou de l'attente). Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes.
Réfléchissant sur cette question, je me suis demandé si on pouvait mettre en évidence un certain nombre de principes régissant cette « éthique de la cruauté », - éthique dont le respect ou l'irrespect qualifie ou disqualifie à mes yeux toute oeuvre philosophique. Et il m'a semblé que ceux-ci pouvaient se résumer en deux principes simples, que j'appelle « principe de réalité suffisante » et « principe d'incertitude ».
Le Principe de cruauté est paru en 1988.
La photographie, longtemps considérée comme le témoin le plus fidèle du réel, ainsi que l'affirme Roland Barthes dans La Chambre claire, apparaît ici comme une inépuisable source de fantasmagories, capable de tout (c'est sa richesse) mais incapable de fidélité (c'est à la fois son privilège et sa limite). Il en va de même de la reproduction sonore et de la peinture.
Le régime des passions n'est autre, tout simplement, que le " régime " ; au sens oú l'on parle de " se mettre au régime " ou de " régime sec ".
Il est même le plus dur des régimes, parce qu'un régime alimentaire autorise certains aliments alors que le régime des passions n'en tolère aucun.
Rien de plus étrange, ni de si mal connu, que la nature du désir.
Toute forme d'exorcisme du réel joue du prestige fascinant et ambiguë de ce qui n'est pas par rapport à ce qui est, de e qui serait " autrement " par rapport à ce qui est ainsi, de ce qui serait " ailleurs " par rapporte à ce qui est ici.
Car le sortilège attaché à ces notions négatives est de faire miroiter, au-delà de leur propre négativité, l'illusion d'une sorte de positivité fantomale : comme si le fait de signaler que quelque chose n'est ni ici ni ainsi suffisait à établir que e quelque chose existe ou pourrait exister. cette illusion élémentaire, qui fait la fortune des charlatans, fait aussi parfois celle des philosophes qui s'y laissent prendre.
Un proverbe espagnol, propre à graver dans la mémoire la différence subtile entre les verbes ser et estar, dit ceci :
Un loquito del hospicio Me dijo en una occasion :
No son todos los que estan Ni estan todos los que son.
Un demi-fou de l'asile M'a dit un jour :
Ceux qui sont ici ne sont pas tous fous Et ceux qui sont fous ne sont pas tous ici.
Il en va de même pour ce recueil : ceux qui y sont ne sont pas tous des génies et ceux qui sont des génies ne sont pas tous ici.
" Ce pastiche, à peine forcé, des manuels de philosophie invite plutôt au rire qu'à la réflexion. Il tend cependant à illustrer le fait que la transmission du savoir, par le biais des ouvrages à vocation péda gogique, se confond bien souvent avec la transmission de l'imbécillité. " Ce Précis de philosophie moderne, publié en 1968 par R. Laffont sous le pseudonyme de Roboald Marcas, suscite d'emblée la perplexité du lecteur qui ne peut manquer de se demander s'il a affaire au livre d'un fou, d'un idiot ou d'un filou. Il s'agit en fait d'un pastiche des manuels de philosophie, dans lequel l'auteur s'inspire librement des sottises qu'il y a trouvées.
Estimant que cette anthologie du stupide n'avait rien perdu de son actualité, les Presses Universitaires de France ont décidé d'en proposer une nouvelle publi cation.
C. R.
" Approuver l'existence c'est approuver le tragique... Être et tragique s'opposent ainsi comme le non et le oui, la dénégation et l'affirmation, la nécessité et le hasard, le droit et le fait, la nature et l'artifice. " " Le propos plus général est de retrouver, dans la frontière entre l'artifice et la nature, le vieux débat qui oppose l'approbation inconditionnelle de l'existence à son acceptation sous réserves de justification. " " L'idée de nature ne serait qu'une erreur et un fantasme idéologique. " Né en 1939, Clément Rosset est l'auteur d'une oeuvre philosophique importante, principalement publiée aux PUF et aux Éditions de Minuit.
La collection est dirigée par Michel Delon, professeur à l'Université de Paris X - Nanterre et Michel Zink, titulaire de la chaire de littérature médiévale au Collège de France. Elle souhaite accompagner et rendre visible la transformation des études littéraires grâce à l'histoire des idées et des mentalités, il s'agit d'ouvrir des perspectives, de rendre possible de nouveaux objets de recherche.
C'est en 1969, après lecture de ses Matinées structuralistes, que Maurice Clavel eut l'idée de proposer à Clément Rosset de tenir une chronique littéraire et philosophique dans Le Nouvel Observateur. C'était là introduire le loup dans la bergerie. Complètement réfractaire à l'idéologie de cet hebdomadaire, il ne pouvait manquer, s'il venait à y écrire, de provoquer des dégâts qui ne tardèrent d'ailleurs pas à se produire. Restent de cette collaboration contre nature quelques chroniques que les Presses Universitaires de France republient aujourd'hui, quarante ans après leur première parution. Chroniques drolatiques et féroces, où Clément Rosset n'épargne aucune des idoles d'une époque caractérisée à ses yeux par son terrorisme intellectuel.