Cet essai s'attache à regarder plusieurs portraits dans lesquels le strabisme léger ou accentué des personnages s'étend au tableau lui-même, à sa composition et à ses motifs. Si l'on peut parler de « strabisme » du tableau, c'est la place du spectateur lui-même qui se trouve modifiée.
Qu'est-ce qui relie la photographie d'un arbre ou d'une fleur, à celle d'une prostituée ou d'un faux billet de banque ? C'est au creux de cette simple interrogation, constat d'un " grand écart " apparent dans l'oeuvre de Jean-Luc Moulène, que cet ouvrage trouve son origine. S'il est unanimement reconnu au travail de l'artiste sa dimension politique - les Objets de grève ayant largement et légitimement contribué à ce qu'il en soit ainsi - quelle place donner en effet à ces autres images, ancrées dans un rapport au monde ordinaire, qui tiennent cependant une place essentielle dans la démarche de J.-L. Moulène ?
L'auteur propose ici un premier ouvrage de synthèse sur l'oeuvre de Jean-Luc Moulène, une oeuvre trop peu envisagée jusqu'alors dans sa cohérence générale, alors même qu'elle constitue l'une des plus déterminantes de ces dernières décennies.
La série de photographies réalisées par Jean-Luc Moulène de sa compagne pendant dix ans, Laurence Lorenzi (1956-2004).
Quand, en 2016, aux États-Unis, s'est posée à Jean-Luc Moulène la question de ses early works - en tant qu'objets déplacés, circonscrits par l'artiste, et faisant rétrospectivement histoire -, il ne lui est pas venu à l'esprit une oeuvre en particulier, pas d'image inaugurale de son travail. Il a plutôt pensé à quelqu'un, à Laurence Lorenzi. Ils se rencontrent en 1975 à Paris, ils ont vingt ans. Jean-Luc prépare sa maîtrise en arts plastiques et Laurence un doctorat en philosophie La Séduction dans l'image. Ils se perdent de vue, se retrouvent en 1980, vivent ensemble puis se séparent en 1983. Ils entretiennent une relation intense et chaotique qui durera dix ans. Années pendant lesquelles chacun réalise ses propres activités dans un champ horizontal, non hiérarchisé, et où chacun évolue dans sa pratique. Laurence et Jean-Luc s'accompagneront et resteront proches jusqu'au décès de Laurence en 2004.
De cette relation, Jean-Luc conserve une série de photographies. Les premières qu'ils aient faites et qui ont pour unique sujet visible Laurence. On y reconnaît le style de Jean-Luc, plusieurs des motifs qui traverseront son corpus. On est immédiatement au coeur de l'expérimentation avec une déclinaison exhaustive des registres et techniques du photographe : portraits, nus, paysages, prises de vue nocturnes au flash, de jour en extérieur, en studio ou à la sauvette. Quant à Laurence, elle explore, pour sa thèse, le processus de fabrication d'une image, en adoptant le point de vue de la photographiée elle-même - situation à partir de laquelle il est délicat adopter une perspective générale considérée comme valide -, rapprochant donc cette position subjective du sujet qui se sent devenir objet ou signe de celle qui met à jour le processus explicitement caché de l'image. La photographie étant aussi le lieu des enchevêtrements émotionnels, il est impossible d'ignorer l'obsession amoureuse dont la série semble être la trace. Et leur ensemble, s'il est le cadre et le rendu de leurs expérimentations, est aussi celui de la construction d'un regard amoureux, à deux et dans les deux sens. Elles racontent autant l'évolution d'une histoire d'amour, la construction du désir - ce qu'on donne à l'autre de soi pour qu'il le retienne, pour concentrer son attention - que celle d'un travail qu'on fait à deux, mais d'abord chacun pour soi, au service d'intérêts parfois incommunicables.