Seuil
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Le peintre Jean-Honoré Fragonard avait un cousin, Honoré, moins connu que lui certes, mais au parcours passionnant dans l'exploration des chairs, des peaux, des dépouilles, et dont une trace impressionnante demeure au Musée de l'École vétérinaire de Maisons-Alfort avec les fameux écorchés. C'est la vie de cet aventurier curieux de tout et compagnon des grandes expérimentations scientifiques caractérisant le basculement du XVIIIe au XIXe que nous fait
découvrir Patrick Roegiers. Dans ce roman foisonnant, haut en couleur, au verbe riche, on croise les peintres, les chercheurs, les inventeurs, les écrivains (dont Diderot) d'une période qui réinvente le monde sous l'éclairage de la raison et de la science, et non plus de la religion. Dans ce monde en effervescence, Honoré Fragonard fait figure d'inadapté. Peut-être parce qu'il
n'arrive pas à oublier un amour de jeunesse foudroyant pour une femme disparue aussitôt rencontrée. Dans une belle rêverie, il retrouve son corps des années plus tard, miraculeusement préservé, pour lui donner la plus belle et ultime preuve d'amour, faisant d'elle une écorchée.
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Beau regard est le récit détaillé d'un dîner où l'on ne mange que des homards.Spectres de chair et d'os, aux gestes mécaniques, ces gens en tenue de soirée sont dépecés de sang-froid par un hôte imprévu qui, tel un mauvais ange, s'évertue à donner corps à ses fantasmes. De menus incidents, des détails infimes et la plus fugitive image prennent une importance disproportionnée aux yeux de cet observateur distant et muet (le narrateur du livre) qui se livre à un acte de véritable chirurgie visuelle. Le rapport extravagant d'un homme à son poids, le soin maladif qu'il apporte à l'entretien de sa pelouse, l'obsédante précision des doigts décortiquant les crustacés constituent les ingrédients premiers de cette sonate acide, aux tonalités singulières. Passant progressivement de la description objective à la vision introspective, cet acte de dissection par le regard mue la table en salle d'opération et le rituel convivial du repas en une radiographie sans appel des comportements humains. Projection rêvée d'une situation banale, ce récit virulent célèbre l'absolue primauté de la vue. Mené avec une rigueur sourcilleuse, il se déroule en continu, d'une seule respiration, comme la rotation de la terre ou la circulation du sang.
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Hémisphère Nord conte en sept parties la vie d'un peintre romantique, nommé Ulrich, que l'on suit pas à pas, depuis sa naissance au bord extrême du monde, en 1774, à Greifswald, station baleinière (Suède), jusqu'à Copenhague, où il s'inscrit à l'Akadémie, puis à Dresde, alors haut lieu culturel de l'Ailemagne, où il arrive à vingt ans, réalise son oeuvre, se marie, connaît la gloire, et où il meurt en 1840. La portée du destin, l'élan de l'aine, l'amour de l'art, l'effroi de la perte et la griserie de la mélancolie - mal endémique -, la quête constante de la causalité (héritage des Lumières), la complétude de l'amitié, autant de thèmes qui étayent cet étonnant feuilleton fourmillant d'anecdotes, d'épisodes inattendus, de rencontres, avec des personnages réels (Goethe, Schopenhauer, Turner) mêlés à maintes figures inventées. Ode à la culture du Nord (le Siècle d'Or hollandais n'est pas loin), cette fresque effervescente et haute en couleurs, brossée à traits amples, obéit à un parti pris osé: celui de la démesure, qui lie l'homme à la Nature, aux éléments forts de l'univers, par la seule jubilation de l'écriture, selon le dessein même d'Ulrich quand il créait sur le motif.
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La Géométrie des sentiments, fresque romanesque, raconte sur six siècles l'histoire fictive ou vraie de neuf couples dont neuf peintres ont fait le portrait : Van Eyck, Titien, Rubens, De Hooch, Gainsborough, Wright of Dervy, Ensor, Hopper et Hockney.
De 1434 aux golden sixties, c'est à une inédite carte du Tendre et du Temps, mariant les langues, les villes (de Bruges à New York, via Venise, Anvers, Amsterdam, Ostende, Londres), les us et coutumes, le sexe (dans tous ses états), l'art et l'argent (de la création de la Bourse au krach de 1929), que convie ce feuilleté kaléidoscopique, à la fois tableau satirique et polémologie hardie des stratégies amoureuses.
Entre ce que montre une toile célèbre et ce que perçoit le lecteur - que se passe-t-il la nuit de noces ? Qui sont vraiment les personnages ? Comment finit l'histoire ? - éclôt un monde ou s'éploie la fiction. ?uvrant en cartographe de l'intime, Patrick Roegiers brosse un étourdissant traité des passions et poursuit avec jubilation le dialogue érudit entre littérature et peinture inauguré avec Hémisphère Nord.
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L'artiste, la servante et le savant ; deux monologues
Patrick Roegiers
- Seuil
- Fiction Et Cie
- 7 Mars 1997
- 9782020312257
Les deux proses de ce volume, diptyque crépusculaire conçu dans un même élan narratif, célèbrent deux figures emblématiques de la Renaissance : Dürer et Vésale, l'artiste et le savant, quasi contemporains puisque l'un voit naître Charles Quint et que l'autre le voit s'éteindre. Pour l'un comme pour l'autre, il s'agit d'une parole ultime ou « testamentaire », qui suit le décès dans le cas de Dürer - sa servante alors a charge de conter la vie de son maître et se révèle à elle-même à mesure de l'avancée du discours - et qui précède la fin dans le cas de Vésale, ce dernier parlant en son nom propre et clamant sa vérité face à l'oubli de l'histoire. Ainsi s'entend le tumulte des sorts illustres : écho puissant et imagé, silence grave des ateliers, rumeurs chuchotées des amphithéâtres de dissection. Dans leurs ultimes moments, les grands destins, prémonitoires, sonnent comme des catastrophes.
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Au printemps 1922, une soirée mondaine est donnée au Ritz par de riches Américains, à l'issue de la représentation d'une pièce de Stravinski, James Joyce en est un des invités d'honneur. L'alcool le réconforte dans sa solitude face aux agitations mondaines, mais la conscience de son génie le tient à part. Il fait chaud, la soirée bat son plein. Bientôt arrive Proust, revêtu d'une infinité de manteaux, hagard, pà¢le dans la nuit festive. Il est arrivé au bout de sa Recherche du temps perdu. Le génie, là aussi, a accompli on oeuvre.La rencontre entre ces deux énormes écrivains du XXe siècle a bel et bien eu lieu. Elle fut, à ce qu'on en sait, tout à fait décevante. A peine quelques mots échangés.Tout le génie de ce roman est précisément de compenser la décevante réalité de cette rencontre. Patrick Roegiers met toute sa verve langagière à imaginer ce qu'aurait pu se dire les deux hommes, à la fois si différents (par leur sexualité, leurs attaches culturelles, leur situation sociale) et si proches dans leur ambition littéraire et dans leur incessante invention de mots et suffixes et néologismes et onomatopées. La langue déborde, s'emballe, elle malmène les usages et emporte tout dans un grand flux de rire et de démesure. Dès lors, Joyce et Proust, liés d'amitié dans leur solitude partenaire, se racontent leur vie, leur oeuvre, leurs déboires, et surtout : leur rapport au temps.Dans une scène finale à la fois fantastique et visionnaire, l'auteur nous invite aux funérailles de Proust devant un parterre qui décloisonne les siècles comme un Panthéon idéal.
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J'ai eu envie, dix ans après la publication de mon premier roman, Beau Regard, de retrouver mes personnages qui venaient de participer à un singulier dîner de homard.
Ainsi, Ange, le narrateur, se retrouve-t-il - par le plus grand des hasards - chez les Tripp qu'il vient à peine de quitter. Et qui le convient aussitôt à passer la nuit sous leur toit.
De menus événements (un doigt coupé, une claudication, un saignement de nez), perçus comme autant d'indices révélateurs, alimentent cette étrange nuit vécue dans un état second, à mi-chemin du mauvais rêve propre aux digestions difficiles et aux fantasmes ou hallucinations éprouvantes que fait naître un sommeil impossible à trouver.
Se joue ainsi une partition narrative, cruelle et sauvage, où le cochon qui dort en chacun de nous prend peu à peu le dessus sur la digestion en cours des crustacés. Le séjour nocturne chez les Tripp s'assimile donc à un effrayant voyage intérieur où le refoulé s'allie à l'innommable. Une vraie nuit de cauchemar.
P.R.
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Brossant d'un même élan son portrait et l'autobiographie d'un pays voisin, si proche de la France en apparence, Patrick Roegiers propose avec une tendresse ironique et une mordante franchise une lecture sans précédent de la Belgique.Tout y passe: la littérature, la peinture, les moeurs, le sport, la cuisine, mais aussi la pluie, les souvenirs d'enfance, et la mythologie des grands noms (Brel, Tintin, Merckx, Magritte, Ensor, Spilliaert, Michaux, Panamarenko ou Jan Fabre). Et, bien sûr, la question cruciale de la langue, liée à l'absence de langue belge proprement dite aussi bien qu'aux conflits linguistiques. Car "le mal du pays" est autant le mal que le pays s'inflige à lui-même que la nostalgie que l'on en a quand on est parti.À la fois dithyrambe féroce et pamphlet louangeur, ce livre, organisé sous forme d'abécédaire, de dictionnaire excentrique, de lexique imaginaire, est une somme unique, ludique, savante et délirante comme il n'en existe pour aucun autre pays.