La " Poule-au-Pot ", enfin conquise, doit-elle être immangeable ? Pourquoi le progrès reprend-il d'une main ce qu'il donne de l'autre ? De plus en plus ces questions viennent au premier plan de l'actualité, posées par de grandes voix autorisées.
Ici c'est une toute petite voix, non autorisée, qui ânonne. L'enfant qui promène au milieu de grands blocs de H.L.M. de la banlieue parisienne un chapelet de frères et soeurs et une angoisse indéfinie ne saurait formuler une seule de ces questions-là ; elle subit, elle ne sait pas qu'elle subit, et encore moins quoi ; elle ne manque de rien - de rien de matériel -, et, sans misère, elle ne sait pas pourquoi elle se sent misérable ; elle ne sait même pas qu'on l'étouffe, justement parce qu'on l'étouffe. Simplement elle chante sa petite chanson, dans son langage pauvre, jusqu'au jour où le " bonheur " lui sera administré, comme un tampon de chloroforme.
Alors la chanson s'arrêtera.
Eh bien voilà. C'est fait. J'ai ce que j'ai voulu. Le terrain est déblayé. Nu. Complètement nu. Et m'appartient. Une victoire si totale, et si chèremenl acquise, me laisse incertaine soudain. M'effraie : les ponts sont coupés derrière moi, il faut avancer. J'ai fait le vide sous mes pas, où marcherai-je ? Au seuil du bonheur, si mérité soit-il, si cher qu'on l'ait payé, le coeur hésite ; j'ai peur de mes regrets, et de mes complaisances. Vais-je me changer en statue de sel ? Ce n'est pas bon de se retourner sur des ruines : on ne sait plus où on va.
Printemps au parking est le roman de la fugue d'un adolescent, Christophe, livré quelques jours à lui-même dans Paris, le temps de rencontrer des filles, des voyous et surtout un étudiant en chinois, Thomas, qui l'initie à la politique, à l'amour et à un plaisir jusque-là inconnu... Le portrait de ce jeune anarchiste de coeur déchaîna de telles passions à sa sortie, en 1969, que Christiane Rochefort écrivit dans la foulée C'est bizarre l'écriture, l'histoire de la rédaction de Printemps au parking. Ce récit, composé de faits réels tirés du quotidien de l'auteur, répond aux questions suivantes : D'où vient le livre ? Comment naît-il ? Pourquoi telle phrase, tel mot ? Un document exceptionnel : il est rare que le lecteur soit convié à partager les secrets de fabrication d'un grand écrivain.
"De médecine contre mon père, il n'y avait qu'une. Le moyen était mon seul problème. Une piqûre avec de l'air dans la seringue - mais je ne sais pas faire des piqûres. La sarbacane avec fléchettes au curare - où est le curare ? La mort-aux-rats - c'est long, et ils se font tous prendre. Etouffage sous oreiller - pas encore assez de muscles. Le chandelier de bronze - faudrait que je monte sur une chaise et ça gâterait l'effet de surprise. Brûler des cierges ? - Dieu (le Père !) ne va pas m'exaucer. Action kamikaze ? Il avait un revolver, caché. Il le produisait dans les scènes de ménage, pour menacer de "se supprimer", citation. Tandis que derrière la porte je priais ardemment : "Fais-le ! oh, fais-le !" Mais non. Jamais. Ouais. Le kamikaze c'est le seul truc vraiment sûr. Suffisait de mettre la main sur le revolver, après je ne le louperais pas. Je profiterais qu'il est tout près. Mais, il y a un os : on veut vivre, nom de Dieu ! et libre ! c'est même toute la question. Bien plus j'estimais que, dans la circonstance, c'était un devoir. La survie passe avant les sentiments."
On verra l'enfant rêveuse prise dans les noeuds multiples des pouvoirs paternels ordinaires. Se battant avec les armes de ceux qui n'en ont pas. Racontant, au passé présent futur, l'histoire de ses défaites ("Le combat a duré sept années. J'en ai perdu chaque bataille. Mais pas la guerre"). Et parvenant, au terme d'un itinéraire quelque peu délinquant, à la conclusion illuminante : "Le malheur, ce n'est pas le sexe. Le malheur c'est le Patron."Ch. R.
Parce que la maîtresse de français, débutante, de cette cinquième D' de banlieue, leur a rappelé pour la troisième fois qu'ils étaient des échecs, tous les enfants de la classe se lèvent, sortent de l'école et s'en vont dans la campagne. L'incident n'est pas local. Partout des enfants manquent à l'appel. Il faut se rendre à l'évidence : c'est une épidémie. L'école buissonnière généralisée. Les enfants fuient de partout, l'école est une passoire. Les journaux titrent : " Une hémorragie d'enfants ".
Régina, Grâce, le sublime David, et leur chien Mignon, les six Chevaliers Errants, les deux Maudites, les jumeaux miroirs, Pierre et Jacques, et le petit Paul qui ont saccagé leur école, les Amoureux et leur ange gardien Louise, Lucrèce qui est folle - les quelque vingt-cinq qui se promènent dans le livre (parce qu'on ne suit qu'une ligne) vont vers la mer, sans se presser. Ils surgissent, chapardent ou maraudent leurs maigres nourritures, et disparaissent on ne sait où, comme s'ils habitaient un autre monde - et c'est un fait qu'il y a un autre monde : un monde du rêve, et complice des enfants.
Le monde de la réalité patrouille les routes, garde les supermarchés. Ses citoyens responsables organisent des battues à l'enfant et parlent de petits plombs dans les fesses. L'épidémie atteint tous les pays. Les villes de la réalité sont interdites aux enfants non accompagnés. L'ordinateur Toto est chargé des identifications. Mais l'autre monde s'insinue dans celui-ci. Les enfants ont des protections mystérieuses. Des portes s'ouvrent, des mains tendent du pain. Des parents manifestent contre les mesures brutales. Et voilà que les génies mathématiques désertent à leur tour !
Les errants, pendant ce temps-là, sont devenus d'une beauté surhumaine. Ou peut-être humaine. N'est-il pas déjà trop tard ?
Ce roman, rigoureusement extravagant, pourrait débuter comme un conte : "Il y avait dans le pays d'Archaos un roi nommé Avatar"... Tyran grotesque et dévot, Avatar, comptable d'inceste, sera contraint d'abdiquer, laissant sa place à son fils, Govan, fantoche plus sympathique, quoique incapable. Secondé par sa mère, la reine Avanie, le rejeton indique sabote joyeusement les bases du régime dictatorial. Les Archaotes découvrent les vertus du désordre. L'on produit moins mais mieux, les corps exultent, les imaginations se libèrent, l'intuition fait loi. C'est l'Age d'or et le début d'un long rêve de béatitude...
Avec la complicité fantasque d'une centaine de personnages, Christiane Rochefort réinvente le monde à son image : rebelle, imprévisible, toujours en question.
Les femmes et les non-blancs ayant crié assez fort, on leur a finalement consenti le statut d'opprimés. Mais on ne pense pas encore aux enfants, car ils se taisent.
« C'est la vie. On n'y peut rien... » Combien de fois Juliette avait-elle entendu répéter cela ? Au bureau, par ses camarades, derrière leurs machines à écrire ; à la maison, par ses parents, toujours prêts à la trouver trop évaporée ; elle-même certains soirs de découragement... Et pourtant, quand on a vingt ans, on ne tord pas si facilement le cou à la chance, à l'espoir, à l'espoir de vivre une grande aventure. A-t-on idée d'inventer des ballets et de rêver danse, chaussons, musique, applaudissements lorsqu'on est une raisonnable petite dactylo ? C'est que Juliette n'est pas raisonnable. Elle a des rêves audacieux, et la fortune sourit parfois aux audacieux. La fortune, elle. a peut-être ce visage : celui d'Étienne Forgeat. Il est beau, il n'est pas vieux, il est riche... Ne croit-on pas rêver ? L'histoire de Juliette vous dira si la réalité ressemble vraiment aux rêves, et ce qui se passe lorsque le rideau tombe sur les belles histoires : « ils vécurent heureux... ». Ce roman a les couleurs de la vie ; tour à tour tendre, triste, exalté, joyeux. Il ressemble à ces films italiens que nous aimons depuis dix ans. Toutes celles qui partent pour l'amour les mains vides se reconnaîtront en Juliette, aimeront Juliette.
Un magnifique roman écrit par la célèbre Christiane Rochefort.
Textes courts de Christiane Rochefort, textes arrachés à la vie, aux insomnies, aux désirs... Les animaux sont les amis qui reviennent ici le plus souvent : le chat, compagnon fidèle et silencieux, mais aussi la fourmi, à l'air perdu et héroïque, la palombe, la grive, le rhinocéros, le pigeon, tout un bestiaire familier et fantasque : "Les bêtes, ça n'existe pas. C'est une idée. A nous.".
Christiane Rochefort prête sa voix à une narratrice qui lui ressemble fort. "Pourquoi raconterais-je ma vie que je connais déjà ?", avoue celle-ci d'emblée... Elle y revient cependant, et évoque sa mère, les relations que toutes deux entretenaient, les enfants qu'elle n'a pas eus... Ces pages sont comme une plongée en soi-même, par l'écriture, des variations insolites, émouvantes, sur une infinité de sujets : le Général de Gaulle, la rencontre amoureuse et le regard, le chômage, la frustrations, les nuits d'amours... Tant de secrets dévoilés, à peine, qui font la trame des jours.
"Le monde est comme deux chevaux, qui tirent chacun dans un sens. L'un, dit Elle, est un cheval-vapeur qui fait beaucoup de bruit et de fumée, l'autre est une vache sacrée qui rumine (médite), et aucun sage n'est sur son dos. J'ai découvert ça ce matin en fouillant dans les poubelles de l'Histoire. Elles puaient l'enfer, jamais ça n'a été à ce point-là depuis le début, je crois bien - et en même temps il y avait quelque part très lointaine comme une faible brise de, voyons, oui, de chèvrefeuille."
Le titre de ce roman est tiré d'une phrase de Nietzsche : "Quand tu vas chez les femmes, n'oublie pas ton fouet." Comme on peut l'attendre de Christiane Rochefort, cette phrase outrageante est employée en dérision. Et s'il est bien question de fouet, et d'outrages, c'est l'ouvrage qui est outragé, et le fouet se retourne contre son usage. Voici l'histoire d'une passion, vécue solitairement, sans réciproque aucune. Un homme en quête de sa vérité à travers ses tendances masochistes franchement assumées s'éprend follement d'une très jeune femme, qui ne partage pas ses goûts et ne répond en rien à ses demandes. Espérant l'initier, il se fait son esclave, elle n'accepte de ses services que les plus triviaux, en fait sa bonne. Pourtant elle consent parfois à l'accompagner dans son monde, mais elle ne participe pas aux rituels, elle les détourne. Elle joue son propre jeu dont le but n'apparaît que peu à peu : il a introduit la jeune louve dans la bergerie. Et tandis qu'elle gravit les échelons du succès et de la domination, lui est entraîné dans une chute dont il paraît seul l'auteur, où il perdra sa réputation, son travail, son bien. Tandis que, plus il tombe bas, plus son esprit s'éveille. Toute cette tragi-comédie est contée le plus joyeusement du monde, dans une écriture extrêmement classique.
Philibert Morloiseau, promoteur de maisons, a rendez-vous, pour apprendre l'équation du 3e degré, avec Sereine, une jeune professeur de téléologie, dont il est épris bien qu'elle soit de condition inférieure. Mais Sereine ne vient pas au rendez-vous car le jour même elle est tombée sur le beau et naïf Théostat et amoureuse. Ce contretemps produira d'imprévisibles remous dans le milieu universitaire, sur lequel la police a l'oeil en la personne de l'agent Cléoporte, que saisit en cours de mission la soif de connaissance. Pour échapper à sa filature, Théostat sera amené à semer le trouble dans l'existence de Triton, 15 ans, pensionnaire d'une école préparatoire au mariage, qui deviendra chanteuse rock et (mais beaucoup plus tard) héroïne nationale.
Le pauvre Philibert, éconduit, ne trouvant plus de charme à sa vie de luxe avec sa femme Girofle (atteinte de nymphomanie onirique) et ses deux charmants jumeaux, et ayant perdu un jour de la semaine et tout sens social, finira dans la déchéance et la révolte individuelle, au milieu de l'effondrement de sa vie et de ses maisons, ainsi que de la société tout entière, pourtant parvenue à un indestructible état d'équilibre, de bonheur, et d'autosatisfaction. Comme quoi on ne sait jamais.
Il s'agit on le voit d'une histoire d'amour toute simple, pavée de bonnes intentions, se déroulant dans un monde tout à fait imaginaire, où les méchants sont méchants, laids, vieux, et impuissants et les bons amoureux, jeunes, beaux, et très bons, où ceux-ci sont récompensés et ceux-là châtiés, et où poussent des fleurs de rhétorique carnivores.
Cet ouvrage est le fruit d'entretiens à bâtons rompus entre le journaliste et écrivain Maurice Chavardès et l'écrivaine varoise Christiane Rochefort (1917-1998), lauréate du Prix de la Nouvelle Vague en 1958 et du Prix Médicis.