Atelier Contemporain
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Grand peintre américain, mais aussi professeur de calligraphie et de typographie, Charles Pollock, frère aîné de Jackson Pollock, n'aura laissé que peu de traces de l'existence de son oeuvre avant de mourir à Paris. Sa fille, Francesca, et son épouse Sylvia, mettront alors vingt années à rassembler, archiver, à enfin de faire connaître son travail et sa vie voilés par le silence et la discrétion. Pour quoi et pour qui s'être effacé ? Quels sens donner aux toiles de Charles Pollock et à son silence ? Aiguillonnée par ces questionnements, Francesca Pollock entreprend de (re)nouer un dialogue avec le père qu'elle a perdu à l'âge de 21 ans. La parole, qui fut si rare entre eux, est alors délivrée au moyen d'une écriture à plusieurs voix, celle de l'auteure, celle de Charles Pollock qui affleure des correspondances, de ses écrits et entretiens, mais aussi celle des oeuvres du peintre et de ses contemplateurs qui « parlent » bien plus que tout autre chose. Par le récit, ce n'est pas tant l'histoire de son père que Francesca Pollock désire comprendre et raconter, que sa propre histoire, sa propre vie si liées à celle de Charles Pollock dont elle n'a connu que la vieillesse et très vite sa mort physique. Mais bien plus encore, c'est l'absence de parole et de transmission, formes de morts symboliques qui enveloppent son père tout au long de son vivant : « Ce que j'ai mieux connu de lui, c'est son silence ». Dès lors, que faire, que comprendre, que dire des oeuvres du peintre, lorsque la figure du père ne dit mot ? Francesca Pollock entend extraire son père de ce chaos informe et enténébré dans lequel il s'est plongé, lui et son oeuvre. Cette entreprise passe par un long ouvrage, véritable forage et coups de sonde dans le passé pour excaver l'oeuvre ensevelie et rencontrer ainsi son père. Le lecteur suit, parfois avec anxiété, la gestation douloureuse de l'auteure pour « mettre son père au monde », et enfin faire oeuvre de vérité, de liberté. Pour la psychanalyste qu'est l'auteure, la tâche n'en est pas moins ardue : il s'agit de déconstruire le mythe bâti autour de l'art et de la personne de Jackson Pollock, mythe qui l'élevait en tant que peintre unique, idée qu'il embrassait et encourageait, excluant ainsi, inconsciemment, l'art de son frère Charles. La délivrance surgit alors au détour de rencontres artistiques - celles surtout du critique d'art et poète Maurice Benhamou - qui, par des regards, des mots neufs, font renaître l'oeuvre de l'artiste et délestent l'auteure : « La pensée qui me submerge, c'est que le regard de Maurice a libéré ton oeuvre, et, ce faisant, il m'a libérée moi ». Tout au long de la narration, le lecteur assiste à une subtile correspondance entre le fond et la forme : des bribes d'histoires balbutiés qui se confondent avec les souvenirs épars de l'auteure jusqu'à la nette chronologie qui trace la vie du peintre et correspond à l'accomplissement des recherches, au sens retrouvé. Avec finesse, Francesca Pollock manie les outils de l'historienne : archives, correspondances, entretiens tirés de la presse ou radiophoniques, extraits de conférences de son père, s'enchevêtrent au coeur du récit, entre souvenirs, anecdotes, pensées de l'auteure, références livresques ou encore critiques des oeuvres du peintre. Écriture dense donc, mais transparente, franche et d'une grande tendresse qui tire Charles Pollock de la tombe du silence pour s'ériger en tombeau artistique. Illustré de photographies familiales et de reproductions des oeuvres du peintre, l'ouvrage donne à voir, de manière touchante, la force et la cohérence de l'art singulier de Charles Pollock, de la figuration à l'abstraction, où formes et couleurs se cherchent et se correspondent.
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Pierre Bonnard. Le feu des solitudes charnelles
Yannick Haenel
- L'Atelier Contemporain
- 18 Octobre 2024
- 9782850351600
Récit d'une fascination et exploration d'une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S'immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d'un oeil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l'auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l'écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.
« C'était le printemps et je regardais des Bonnard. Je contemplais ses nus chaque jour sur des catalogues, des monographies, des cartes postales ; j'allais chercher sur Internet d'autres nus - des nus que je ne connaissais pas - pour les imprimer et les avoir avec moi. »
Circulant de tableau en tableau, Yannick Haenel restitue l'intensité de sa passion avec la générosité du peintre : « [...] Nu au gant bleu, Nu devant la cheminée, Nu rose tête ombrée : je me récitais ces titres comme les vers d'un poème qui me promettait son érotisme clair, sa limpidité classique. » Du bain d'où émerge Marthe, du miroitement affolant des couleurs, s'élaborent des pensées qui cherchent à comprendre et à embrasser le « feu » nourri par chaque toile pour en rejoindre la source.
Interrogeant cette emprise, cherchant à situer le lieu du désir dans des bouquets de couleurs, à en identifier la puissance, celle-ci se découvre non comme l'appétit d'un « oeil en rut » mais comme la « provision d'étincelles » qui comble en nous « une soif de lumière ».
Chez Bonnard, nulle appropriation du modèle pour en faire le jouet de l'éros, au contraire : ce don ultime qui est celui de l'amour. Et lorsque l'écriture suit cette courbe flamboyante au coeur des métamorphoses, alors le geste pictural se poursuit, le récit devient celui de la peinture elle-même : « Les instants ont trouvé leurs couleurs, et notre regard, en prenant la suite de Bonnard, les rafraîchit. Nous continuons la peinture en écrivant sur elle. » -
Antonello de Messine. Une clairière à s'ouvrir
Franck Guyon
- Atelier Contemporain
- 18 Octobre 2024
- 9782850351693
« Se pourrait-il qu'un événement soit ce moment si singulier qu'il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d'autres moments [...] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »
C'est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d'une Vierge de l'Annonciation, à la fin du XVème siècle. De l'Annonciation, pourtant, le peintre sicilien ne représente rien - en tout cas rien de ce qui, dans la tradition, permet habituellement sa lecture : nulle colombe, nul ange surgi des espaces divins, ni la moindre trace narrative dans ce tableau de la Renaissance italienne. Au lieu de cela, un simple portrait de Marie, élue parmi toutes les femmes pour mettre au monde le Fils de Dieu. Cette mise au monde porte avec elle tout le mystère de l'Incarnation - du passage de la divinité transcendante à la vie terrestre. Voici l'événement indicible, édifiant, prêt à bouleverser une civilisation.
Ainsi, deux vertiges qui se répondent : le mystère de l'Incarnation et celui de son impossible représentation. À cette frontière où se rejoignent le mondain et le divin, où l'ubiquité s'affirme dans le lieu terrestre, où l'éternité rencontre le temps de l'homme, tout est à repenser au-delà des rapports logiques qui régissent la raison commune.
À partir du tableau exceptionnel d'Antonello de Messine dont il interroge la fascinante énigme (que peut un portrait devant ce destin ?), ponctuant son itinéraire des propos de théologiens, écrivains, poètes ou penseurs qui ont médité ces gouffres spirituels et picturaux, Franck Guyon nous mène au coeur de l'ineffable, de l'inénarrable, du retentissant silence qu'exige paradoxalement la vérité d'un épisode sans pareil. S'émerveillant de ce tableau dont la force est à la mesure du dénuement - condition même de la possibilité de manifestation de l'invisible - il nous plonge alors dans l'événement fondateur, qui ne fait qu'un avec celui du passage de la représentation à la présence : miracle parfaitement digne de l'Annonciation. -
Avant de rencontrer « l'ange terrifiant » des Élégies de Duino, achevées en 1922, Rainer Maria Rilke avait croisé le regard énigmatique des anges qui peuplent la peinture italienne, regard faisant signe vers « le paysage qui brille derrière eux comme une âme qu'ils possèdent en commun ». Des deux Lettres de Munich sur l'art en 1897 aux Lettres sur Cézanne en 1907, le poète de langue allemande a éprouvé sa prose au contact des arts visuels, à travers une vingtaine d'études, toutes recueillies dans cette édition, comprenant sept inédits en français. Au cours de cette décennie formatrice, il porta attention tant aux artistes du passé, comme Léonard de Vinci, Fra Bartolomeo, ou Marco Basaiti, qu'aux artistes de son temps, comme Auguste Rodin et Paul Cézanne, mais aussi Heinrich Vogeler et Otto Modersohn, ou, quoiqu'il ne leur consacra directement aucune étude, Clara Westhoff et Paula Modersohn-Becker, qu'il rencontra au sein de la communauté de Worpswede. Écrire sur les arts, il le dit souvent, c'est avant tout chercher à « ne pas juger ». Être juste, c'est retrouver dans chaque oeuvre l'étrangeté fascinante de chaque existence singulière, par-delà raisons et fins. « C'est ainsi que doivent être vues les oeuvres d'art : comme de vastes paysages solitaires aux ciels en hautes voûtes, comme de grands arbres sombres, comme des mers s'étendant calmement dans le soir, comme des maisons au loin dans des plaines, comme de beaux enfants qui dorment ou de jeunes animaux qui tètent, comme mille choses de cette vie éternelle et intemporelle que le jour ignore et que l'heure affairée laisse de côté. » Dans cette façon étrange qu'ils peuvent avoir de renouer avec la vie cosmique, les arts ont, pour le jeune Rainer Maria Rilke, une portée prophétique, voire messianique. Ils annoncent une vie « qui ne peut pas encore être vécue aujourd'hui », une vie à venir, une vie nouvelle. En attendant, il reste à faire l'effort, chaque fois, de s'ouvrir à ce qu'on voit, de se défaire du sentiment de peur devant ce qu'on ne comprend pas. « Nous aurons à nous arrêter souvent devant l'inconnu », dit-il.
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Le critique et historien de l'art David Sylvester (1924-2001) est à la fois très connu et profondément méconnu. Figure centrale de la scène artistique londonienne durant toute la seconde moitié du vingtième siècle, ses écrits forment une somme considérable, et son nom évoque un critique passionné et impitoyable qui a fortement marqué le paysage culturel et artistique de l'Angleterre de l'après-guerre.
En revanche, dans notre pays, où il n'a jamais été un personnage médiatique, l'importance et la portée de l'oeuvre de Sylvester ne sont que très peu connues en dehors des illustres entretiens menés avec Francis Bacon.
Les trois textes autobiographiques qui composent ce volume offrent pour la première fois au lectorat francophone l'occasion d'en apprendre davantage sur la vie et l'oeuvre de David Sylvester.
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Memoirs of a Mug (« Mémoires d'un cornichon ») est probablement la première tentative autobiographique de David Sylvester. Les événements dont il est question se déroulent entre 1953 et 1959, années au cours desquelles il est lié à un groupe d'artistes et d'écrivains gravitant autour de Francis Bacon, qui s'adonnent quasi-quotidiennement à des équipées nocturnes dans les clubs de Soho. Certains d'entre eux, Lucian Freud en particulier mais aussi Bacon, sont à cette époque des passionnés de jeu. Portant sur des années décisives pour Sylvester, cet « autoportrait en joueur » dévoile les prémisses d'une évolution qui aboutira à faire de lui l'une des figures majeures du monde de l'art britannique de la seconde moitié du vingtième siècle.
Curriculum Vitae est le seul des textes à avoir été publié du vivant de Sylvester. Rédigé pour ouvrir un recueil d'articles composé et publié en 1996, il a été conçu comme une introduction d'un catalogue d'exposition, offrant un aperçu « de première main » des principales étapes de sa carrière en tant que critique d'art, auxquelles s'entremêlent des considérations plus subjectives qui apportent un éclairage inédit sur ses goûts et ses centres d'intérêt, dont on comprend qu'ils dépassent largement l'art du XXème siècle.
Enfin, Memoirs of a Pet Lamb (« Mémoires d'un petit biquet ») est le fruit de la reprise par David Sylvester du désir d'écrire le récit de sa vie, en commençant par le début, seulement quelques mois avant sa disparition en 2001. Il en résulte le récit truculent de ses années d'enfance et d'adolescence pendant l'entre-deux guerres, au sein d'une famille juive émigrée de la première génération, établie dans la banlieue de Londres. -
La, il y aura oracle : Pour André Masson
Bernard Noël
- Atelier Contemporain
- Studiolo
- 5 Avril 2024
- 9782850351501
L'art fut une source inépuisable de réflexion et d'écriture pour Bernard Noël, dont le travail sur le regard est essentiel. L'oeuvre d'André Masson a constitué un vivier particulièrement fécond puisqu'il lui a consacré une monographie, un récit-monologue à partir des autoportraits ainsi que de nombreux autres écrits. Ce volume rassemble ses onze textes critiques sur Masson, parus entre 1985 et 2010. L'Atelier contemporain réalise là un projet d'édition que l'auteur avait lui-même en tête dès 1995 et qui n'avait pu voir le jour. Noël considère Masson comme «?un peintre majeur du XXe siècle?» et «?l'un des très grands dessinateurs de notre temps?». Grièvement blessé lors de la Grande Guerre, l'artiste crée dans une urgence vitale pour exprimer son tumulte intime. Bernard Noël compare le geste automatique d'André Masson à un «?sismographe de pulsions internes?». Mais cette spontanéité a la particularité d'être nourrie d'une intense recherche intellectuelle. Le peintre entretient ainsi en lui «?un court-circuit constant entre la culture avec ses éclaircies et l'animalité profonde avec ses pulsions obscures. Son graphisme est en quelque sorte l'éclair électrique - la décharge - résultant de ces commotions entretenues et provoquées.?». C'est ce que Noël appelle «?la main-cerveau?» de Masson?; elle combine corps organique et corps culturel en réussissant à «?rétablir l'origine de la pensée dans la chair?», une démarche qui le touche car elle rejoint la sienne en tant qu'écrivain. Son admiration pour l'artiste s'augmente de ce qu'il fut l'ami de Georges Bataille qui lui est cher. Il consacre d'ailleurs un texte au lien entre ces deux êtres excessifs qui voulaient chacun franchir les limites de leur art en engageant «?tout ce qu'ils savent vers ce qu'ils ne savent pas?». Étonnamment, Bernard Noël n'a jamais rencontré André Masson mais par le travail verbal, il parvient à capter son énergie à la fois tellurique et pensive, si bien que Guite et Diego Masson lui écrivent, à propos de l'un de ses textes?: «?Vous nous faites retrouver l'homme avec une réalité fulgurante.?»
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Figures disparates Tome 1 : histoire de l'art d'après Auschwitz
Paul Bernard-Nouraud
- Atelier Contemporain
- 19 Avril 2024
- 9782850351426
En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation de la figure humaine?? Dans quelle mesure cette rupture s'est-elle logée dans la modernité au point d'y passer en partie inaperçue?? L'art contemporain est-il simplement un art après Auschwitz ou bien, de manière plus complexe, un art d'après l'événement?? Telles sont quelques-unes des questions qui donnent leur orientation à cette Histoire de l'art d'après Auschwitz. Le premier volume, qui paraît présentement, s'intitule Figures disparates. Il sera suivi par deux autres?: Figures disparues et Configurations. À bien des égards, cette vaste étude se veut aussi une contre-histoire de l'art, une relecture critique des fondements de la modernité artistique et une généalogie de l'art contemporain. Ce premier volume, Figures disparates remonte aux sources de ce paradigme forgé à la Renaissance qu'on définit comme celui d'une esthétique du discernement, lequel implique tout un système de représentation théorico-pratique. Le premier chapitre retrace en ce sens la fondation des «?Figures discernables?» à partir du retour des ombres portées dans la Florence du début du XVe siècle avec Masaccio. Alberti, son contemporain, formalise ce système dans son De Pictura à la même période en y promouvant l'idée selon laquelle un tableau représente l'historia. Tout le discours sur l'art postérieur à Alberti entérine cette idée et la renforce philosophiquement en considérant que l'oeuvre obéit à une idea qu'elle révèle. Cette façon d'investir l'oeuvre d'une fonction de discernement de l'histoire et de l'idée en implique une autre, plus tacite mais déterminante, tant sur le plan artistique que politique?: celle de discerner la peur. À contre-courant de cette tendance majoritaire, un certain nombre de figures apparaissent néanmoins comme disparates, comme le suggère le deuxième chapitre. Elles tentent de rendre compte de trois grandes peurs - celles de la décréation, du désordre et du désastre - auxquelles correspondent trois phénomènes archétypiques - le déluge, la peste et la guerre. Dans chaque cas, on assiste à un antagonisme entre ces événements et leur réintégration dans l'orbe de l'esthétique du discernement. C'est cette tension qui produit historiquement des figures disparates, dont Francisco Goya serait le grand pourvoyeur. Il est aussi celui qui prépare le terrain à des figures d'un autre type, qui ressortissent quant à elles à l'époque moderniste proprement dite, du milieu du XIXe siècle au milieu du siècle dernier. Ces figures sont qualifiées de critiques dans le troisième chapitre. En elles se manifeste effectivement une tendance autoréflexive qui fait qu'elles se transforment en apparence sous l'effet de l'art pour l'art. Toutefois, à y regarder de plus près là encore, nombre d'entre elles évoquent plus ou moins explicitement la guerre, ou à tout le moins le contexte historique de plus en plus belliqueux dans lequel elles s'inscrivent (Guerre civile états-unienne, Première Guerre mondiale, ou Guerre d'Espagne).
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«?Les oubliées, chaque fois renaissantes?»... Les oubliées, ce sont les herbes, les herbes sauvages des prairies comme les mauvaises herbes des terrains vagues. D'un côté, l'écrivain Gilles Clément cherche à décentrer le regard, à le faire descendre des «?hautes cimes?» pour le porter vers les herbes emmêlées, pour qu'?«?un autre monde vienne à nou? ». D'un autre côté, le photographe Stéphane Spach propose des vues vertigineuses de ces herbes qu'il recueille, brouillant l'échelle de ces troublants buissonnements. Tous deux ensemble renversent l'opposition entre l'infime et l'infini, pour nous laisser pressentir la forêt en dormance sous nos pas, sans cesse menacée, sans cesse renaissante.
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Francis Bacon, Joan Miró, Antoni Tàpies, Pierre Alechinsky, Jean Degottex, Jannis Kounellis, Kiki Smith, Nalini Malani, Nicola De Maria, Wolfgang Laib, Jaume Plensa, Juan Uslé, Sean Scully, Fabienne Verdier, David Hockney, Konrad Klapheck, Etel Adnan, Richard Tuttle, Christine Safa, ces artistes, si différents les uns des autres n'ont peut-être pas pour seul point commun d'avoir exposé dans la même galerie. Jean Frémon suggère qu'ils partagent cette qualité rare qu'est la probité. Qu'est-ce au juste que la probité ? Nul ne le sait. Mais chacun l'entend dans la phrase de Jean Genet, chacun la voit dans les yeux de Rembrandt, inexplicable mais sûre d'elle-même.
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Art brut et créateurs d'art brut
Jean Dubuffet
- Atelier Contemporain
- Studiolo
- 20 Octobre 2023
- 9782850351327
L'Art Brut est « farouche et furtif comme une biche », écrivait Jean Dubuffet, au contraire de « l'art coutumier », dont on parle le plus souvent quand on parle d'art, qu'il soit classique, romantique, baroque, moderne... Le second est du côté de l'empaillé, de l'ordonné. Le premier est du côté du sauvage, de l'insaisissable. Il est difficile cependant d'en dire plus de l'Art Brut, sans « le tuer presque ». Pour qu'il ne se retrouve pas à son tour pris dans l'étau des normes culturelles imposée par l'élite sociale, Jean Dubuffet voulait inventer une manière de ne pas définir l'Art Brut. Il insiste sur cela dès 1947, avec son sens de la provocation : « Formuler ce qu'il est cet Art Brut, sûr que ce n'est pas mon affaire. Définir une chose - or déjà l'isoler - c'est l'abîmer beaucoup. C'est la tuer presque». Les façons de ne pas définir l'Art Brut, pour Dubuffet, sont nombreuses, prolixes, parfois contradictoires, de façon revendiquée. C'est ce que le présent volume donne à comprendre, rassemblant l'ensemble de ses écrits sur la question, de 1945 et 1985. Réflexions pour la Compagnie de l'Art Brut qu'il fonde en 1948 à Paris, lettres à André Bretons, aux personnalités du monde psychiatrique Jean Oury ou Jacqueline Porret-Forel, mais aussi hommages aux oeuvres de Paul End, Clément, Joseph Heu, Berthe U, Aloïse, Laure- : multiples sont les directions de sa pensée, qui se veut toujours ouverte. Si l'on ne peut affirmer ce qu'est l'Art Brut, il reste qu'on peut se mouvoir théoriquement sur les traces d'une pluralité de pratiques. « N'importe quelle affirmation, si on la maintient sur un long parcours, se change en absurdité. Je crois que la pensée n'obtient de fruits utilisables qu'en se constituant en circulation plurielle, par étages qui se superposent, comme le sens des voitures sur les voies étagées de Tokyo », disait encore Dubuffet. C'est bien de cette manière non univoque qu'il envisage l'Art Brut, comme les voies rapides qui traversent une métropole, se croisent, bifurquent, spiralent, portant attention au flux incessant de lueurs dans la nuit et à chaque « déchaînement d'ingéniosité et d'innovation » dans sa singularité.
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Une histoire de l'art d'après Auschwitz : Volume 2. Figures disparues
Paul Bernard-Nouraud
- Atelier Contemporain
- Essais Sur L'art
- 18 Octobre 2024
- 9782850351587
En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation de la figure humaine héritées de la Renaissance? Dans quelle mesure cette rupture s'est-elle logée dans le discours moderniste au point, désormais, d'y passer en partie inaperçue? L'art contemporain est-il un art qui se situe simplement après Auschwitz ou bien est-il, de manière plus complexe, un art d'après l'événement?
Telles sont quelques-unes des questions qui donnent à cette Histoire de l'art d'après Auschwitz ses principales orientations. À bien des égards, en proposant une relecture critique des fondements de la modernité artistique et une généalogie de l'art contemporain, cette vaste étude se veut donc aussi une contre-histoire de l'art.
Le premier volume qui la compose entreprend ainsi de réévaluer à l'aune d'Auschwitz l'histoire de l'art antérieure à l'événement lui-même. On y découvre notamment qu'avec la peur du déluge et de la guerre, celle de la peste constitue l'un des fondements de l'art renaissant et de l'ordre du discernement qu'il instaure. En dépit des Figures disparates qui n'ont cessé pendant cinq siècles de perturber cet ordre, celui-ci ne céda véritablement qu'après Auschwitz, avec l'apparition massive de Figures disparues (vol. 2), lesquelles se sont progressivement dissipées dans l'art contemporain alors même qu'elles continuent d'en informer les Configurations (vol. 3).
Ce deuxième volume d'Une histoire de l'art d'après Auschwitz examine à présent comment de nouvelles formes artistiques se sont progressivement élaborées dans l'ombre proche de l'événement.
Après avoir rappelé combien les survivants eux-mêmes ont fait appel à des références artistiques pour tenter de discerner les ténèbres dans lesquelles ils avaient été plongés, il examine les fondements de cet art (chapitre 4) à partir du projet de destruction des corps qu'a entrepris le nazisme et de la disparition des figures à laquelle les artistes ont été confrontés dès la période d'Auschwitz.
Pour l'immense majorité d'entre eux, toutefois, l'image qu'ils ont pu se former d'Auschwitz s'est constituée à partir de celles, innombrables, que leur ont fournis les photographies des camps au moment de leur ouverture et dans les années qui ont suivi. À cet égard, la photographie a joué le rôle d'un véritable seuil permettant d'appréhender l'événement (chapitre 5).
Progressivement, toutefois, nombre d'artistes ont opéré à partir de ces images-sources un véritable départ afin de concevoir d'autres formes artistiques (chapitre 6). Ces départs ont pris, notamment en France, avec Francis Gruber, Pablo Picasso ou Jean Fautrier, une forme figurale, où la figure humaine paraît menacée de disparaître. Leurs homologues états-uniens (Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman) ont quant à eux opté pour des départs radicalement abstraits, quoiqu'une certaine échelle humaine persiste sous leurs compositions.
Cette persistance se retrouve sous diverses formes chez des artistes aussi différents qu'Alberto Giacometti, Francis Bacon ou Zoran MuSic, notamment dans des figures que tous trois représentent en marche, comme si ces marches indiquaient en elles-mêmes l'éloignement progressif de l'art vis-à-vis d'Auschwitz (chapitre 7). C'est qu'en réalité, dans l'ombre portée cette fois de l'événement, il ne s'agit plus de discerner les ténèbres, mais bien de les répartir. Cette répartition, et les voies par lesquelles elle s'est effectuée dans l'art postérieur, seront l'objet de Configurations, le troisième et dernier volume de cette Histoire de l'art d'après Auschwitz. -
Trois peintres de la Figure
Paul Audi
- Atelier Contemporain
- Essais Sur L'art
- 18 Octobre 2024
- 9782850351617
Trois peintres de la Figure est le deuxième volume de la suite Proximité du tableau, initiée en 2021 par le philosophe Paul Audi, dont l'oeuvre est en grande partie consacrée à mieux cerner les questions éthiques complexes qui hantent les arts en régime de modernité.
Je ne vois que ce que je regarde, le premier volume paru chez Galilée, cherchait à décrire «le miraculeux de la présence» qui peut naître de la rencontre entre un regard et un tableau. Dans ce deuxième volume, ce miraculeux a pour nom «Figure». La Figure est ce qui émerge quand a lieu une rencontre avec un tableau, cette «entité imaginale qui me regarde». Pour comprendre les conditions de cette fragile émergence, Paul Audi prête ici une attention passionnée aux oeuvres de trois peintres contemporains: Eugène Leroy, Paul Rebeyrolle et Ronan Barrot.
Dans le sillage des réflexions de Jean-François Lyotard ou de Gilles Deleuze, Paul Audi cherche à penser la dimension figurale des oeuvres, c'est-à-dire leur dimension essentielle, inquiétante, qui est d'une évidence troublante en même temps qu'elle ne cesse de nous échapper. Dans l'introduction de son étude, intitulée «Du tableau», il écrit: «Dans la jouissance d'une oeuvre d'art, et en particulier d'une oeuvre picturale, il ne m'est jamais donné de voir l'essentiel, car s'il m'arrive d'y voir quelque chose, ce quelque-chose de vu est, parmi tout ce que le tableau est capable de me montrer, ce qui en lui vient à me concerner, c'est-à-dire ce qui se met à me chercher du regard, ce qui tend à m'interpeller, voire à me frapper, à me saisir. Or ce qui, dans tout ce que l'oeuvre me montre, ou à travers tout ce qu'elle me montre, agit sur moi de cette façon s'apparente à un rien - en tout cas, à rien-qui-soit-visible.» La Figure est de l'ordre de ce «rien-qui-soit-visible», aussi incertaine que saisissante. Elle ne présente ou représente rien: elle est pure «présence».
Malgré l'étendue et la précision de son savoir, Paul Audi ne déroule pas un discours philosophique qui surplomberait les oeuvres et leur imposerait ses vérités conceptuelles. Au contraire, il construit une forme fragmentaire et singulière, qui découle d'une vive attention à la dimension incarnée des oeuvres. Il suffit de lister les titres de quelques-uns des fragments qui agencent le premier et le plus long des trois textes, intitulé «"Trouver la figure" - Eugène Leroy»: «Jubilation», «Vitalité», «Grammaire», «Chair», «Tableau», «Nu»... Chaque fragment est né d'une expérience sensible, d'une rencontre. «Nu» par exemple témoigne d'un saisissement devant les nus d'Eugène Leroy, qui lui ont fait comprendre que «le corps nu est avant tout la mise à nu - la mise en chair - de la Présence, tout comme la Figure est la mise à nu - la mise en corps - de l'image.»
Le deuxième texte, «"La peinture existe : elle ne finira pas" - Paul Rebeyrolle», se déploie à une plus grande vitesse, comme si l'oeuvre de Paul Rebeyrolle appelait elle-même cette accélération. Cette nouvelle suite de fragments, moins nombreux, sans titres, suit le peintre marxiste dans sa démarche esthétique et éthique qui consiste à «traquer tout ce qui, à tort ou à raison, nous fait supporter l'insupportable dans le tréfonds de notre être» et à «élever au rang de Figure ce qui est si difficile à prouver», à savoir ce «scandale» qui est que «la vie ne dédaigne pas l'autodestruction».
Le troisième texte, «"Un arbre ne pousse pas sur une toile" - Ronan Barrot», se poursuit à la même vitesse, témoignant d'une forme d'urgence en face de ce qui frôle l'insupportable. «Voilà donc une oeuvre [celle de Ronan Barrot] qui accorde à l'ossature d'un corps tourmenté, ou à la configuration noueuse d'un arbre charbonneux, le même rôle que celui que semble endosser la "viande" dans la peinture de Francis Bacon», écrit Paul Audi: elle nous fait voir ce que d'ordinaire le dégoût ou l'angoisse nous empêchent de voir, elle nous place devant ce qu'il nomme une figure, une présence, une «absolue singularité».
Si aucune conclusion ne succède à ces trois études de cas, c'est que Paul Audi souhaite donner à penser des contradictions, sans les résoudre. Pour lui, la vérité des figures est nécessairement paradoxale, à la frontière d'un rien quasiment imperceptible et d'une violente intensité. Un passage emprunté à Jean Tardieu, en exergue, en avertissait d'emblée: il faut penser ensemble «le plein et le vide, la présence et l'absence, l'aveuglante lumière et le velours des ténèbres», pour approcher quelque chose de «l'essence inépuisable». -
Marelle est un recueil de poèmes cliniques. Psychologue clinicienne et psychanalyste, Julia Peker exerce dans un Centre Médico-Psychologique où elle reçoit des enfants et des adolescents. Chacun des poèmes de ce recueil reprend une consultation menée avec un enfant. Pourtant, l'enjeu n'est pas de restituer un tableau clinique mais de rendre hommage à la singularité de chaque rencontre. Dans sa lecture qui accompagne Marelle, le poète Jean-Louis Giovannoni remarque avec justesse qu'« on ne se fait pas uniquement avec des mots, mais à travers la fréquentation des autres ». C'est dans cette perspective que la poésie devient, pour Julia Peker, « un outil remarquable de soins et de réflexions », c'est-à-dire une puissance d'attention à l'autre autant qu'une puissance d'introspection.
Préface de Jean-Louis Giovannoni
Dessins d'Ena Lindenbaur -
« Cette série s'inscrit dans le prolongement du projet Erdgeist, démarche née de la fréquentation de paysages dont l'intensité croît avec la latitude. Ces paysages, marqués par l'absolu et la transcendance, me portent à interroger leur mystérieuse soumission aux puissances invisibles, me référant à la culture chinoise, à la notion de vide et de plein chère à François Cheng, et au lien du pinceau et de l'encre. Je me propose ici de rendre l'immatériel contenu dans le tangible, de livrer un espace muet et originel que la thématique de l'hiver, devenue pour moi objet de culte, exprime métaphoriquement. L'irruption de l'hiver au-delà du cercle arctique avec sa puissance hostile offre à l'artiste l'opportunité d'une quête du sacré. Le dépouillement de cette saison, ses formes vouées à l'effacement, nous invite à méditer sur l'infime, le vide, le silence, à appréhender le monde réel tapi dans son invisibilité. Les sensations y rejouent perpétuellement la création du monde. » Patrick Bogner
« Des paysages du Grand Nord, les images de Patrick Bogner montrent de singulières façons d'apparaître, les figures étranges qu'y dessinent l'eau, la neige, la glace, les reliefs, les ciels, agencements souvent insolites que ponctuent parfois quelques signes des rares survivances végétales et animales que ces rudes contrées abritent ou qui les parcourent. C'est la part documentaire, incontestable, de ses photographies. Mais le regard qui s'attarde découvre très vite en elles bien d'autres choses, qui débordent toute intention didactique. Des sortes d'invocations. [...] Les images de Patrick Bogner invoquent parce qu'elles laissent se dire en elles ce que serait une relation, assumée malgré ce qui la rend peut-être impossible, avec l'indompté. Les hivers qu'elles détaillent sont des silences sans commencements ni fins, les mouvements s'y sont figés, les courses y ont durci aussitôt esquissées. L'oeil s'aventure dans des étendues que l'on n'aborde qu'en s'en protégeant, contrées farouches dans lesquelles s'égarer aurait pour seule issue la mort. Il y découvre une version de l'inhabitable : sol et air transis dans une durée immuable, sans passé ni avenir, terres inexorablement dépeuplées parce que saisies dans un présent perpétuel que rien n'interrompt. [...] Dans le Grand Nord, Patrick Bogner invoque des énigmes : signatures indéchiffrables, traces d'on ne sait quoi, d'on ne sait qui, qui rythment la peau infinie, uniforme, intraitable de la neige. [...] Il invite la photographie à devenir le support d'une méditation de l'insaisissable. [...] Le geste photographique est d'abord une attente. L'oeil ne prend pas, il se tend, concentré, vers les lieux et les instants où quelque événement pourrait surgir de l'insondable, où l'indompté pourrait soudain faire don d'une partie de sa secrète abondance. [...] Les Hivernies sont des lieux et des instants d'écoute, d'attente et finalement de gratitude témoignée envers un infini apparemment vide et immensément silencieux, et d'où pourtant surgissent des choses et des visages, traces inépuisables de présents inexpliqués. » Daniel Payot, extraits de la préface -
Quand les Impressionnistes s'exposaient
Laurent Manoeuvre
- Atelier Contemporain
- 5 Avril 2024
- 9782850351518
En 1874, un groupe de peintres dissidents expose ses oeuvres en marge des circuits officiels. Un critique invente par dérision le mot «?impressionnisme?». Cet événement est considéré, à juste titre, comme l'une des étapes initiatrices de l'art moderne. Avec ces expositions, l'écosystème de l'art contemporain se met alors en place?: recherche du scandale, intervention monopolistique d'un marchand, union opportuniste des plasticiens et des écrivains d'avant-garde. Cinquante-huit artistes ont participé aux huit expositions qui ont eu lieu entre 1874 et 1886. Parmi les plus connus des impressionnistes, seul Pissarro est présent à la totalité des expositions. Monet n'apparaît qu'à cinq, Renoir et Sisley à la moitié seulement. Manet, Whistler, Van Gogh ou Lautrec, dont les noms sont souvent associés à ce mouvement, n'ont jamais exposé avec les impressionnistes, contrairement à Forain, Seurat, Gauguin ou au symboliste Redon. L'accent est systématiquement mis sur la rupture picturale que constituent ces expositions. Pourtant, ces expositions présentent un large échantillon de techniques et de supports?: estampes, sculptures, projets de céramiques, éventails, dessins... Dans tous ces domaines, les impressionnistes expérimentent et se montrent novateurs. Quelques décennies avant le triomphe de l'Art nouveau, ils gomment les frontières entre beaux-arts et arts décoratifs. Degas sculpteur ouvre la voie à l'hyperréalisme. Les impressionnistes remettent aussi en question l'organisation du marché de l'art, cherchant à se promouvoir et à vendre directement leurs oeuvres. Ils lancent des campagnes de communication agressives, dont les méthodes «?de Barnum?» étaient jusqu'alors réservées aux spectacles populaires?: mâts publicitaires, drapeaux, affiches voyantes... Dans les salles d'exposition, tout est soigneusement organisé, du tissu qui couvre les murs, aux encadrements, sans oublier les banquettes et l'éclairage. Durand-Ruel, qui s'imposera comme le marchand des impressionnistes, développe, lui aussi, et non sans mal, une stratégie commerciale inédite. Pariant sur l'avenir, il tente de se réserver l'exclusivité de la production de ces artistes. Il part à la conquête d'un marché nord-américain ouvert à de nouvelles formes d'art. Lorsque Durand-Ruel meurt, en 1922, l'impressionnisme est mondialement consacré. Ces expositions se déroulent alors que la grande déflation frappe le marché de l'art. Les acheteurs devenant rares, les peintres officiels cherchent à éliminer toute concurrence. Ils bénéficient de l'appui d'une presse en pleine expansion. Tous les arguments sont bons pour discréditer les impressionnistes?: escrocs, aliénés mentaux, secte... Les rebelles bénéficient du soutien de quelques plumes?: Zola, Huysmans, Laforgue, Mallarmé, Fénéon... Mais ces voix n'ont alors que peu ou pas de prestige. Lorsque Zola connaît enfin le succès, il publie L'oeuvre, qui est ressenti par les impressionnistes à la manière d'une trahison. Plus que les attaques de la presse, ce sont l'opportunisme de certains membres et les rivalités internes qui minent le groupe. Le scandale a contribué à faire connaître les impressionnistes. De jeunes artistes de formation académique s'approprient leurs recettes. Profitant de cette évolution, Renoir, puis Sisley et Monet rejoignent le très officiel Salon. Au fil des expositions, deux tendances s'opposent chez les insurgés?: volonté de cohérence esthétique d'une part, ouverture à de nouvelles formes d'expression, d'autre part. Caillebotte, qui cherche à muséifier l'impressionnisme, incarne la première tendance. Degas et Pissarro, au contraire, invitent de jeunes artistes dont les expressions et les aspirations sont parfois différentes de celles des impressionnistes. Hétérogène, mais riche d'avenir, l'ultime exposition de 1886 ouvre la voie aux formes nouvelles d'expression (néo-impressionnisme, symbolisme) qui, jusqu'au début du vingtième siècle, se succéderont avec une extrême rapidité. Cet ouvrage s'appuie sur une documentation de première importance et met en avant propos et témoignages de «?premières mains?» qui révèlent pour la première fois la stratégie des artistes. Les échos avec notre époque contemporaine sont multiples et pour le moins surprenants... Aucune étude de ce type sur l'impressionnisme n'avait été réalisé, et ce livre constitue un apport de grande importance pour l'histoire de l'art et de sa médiation à l'aube du modernisme.
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L'appareil photographique a été conçu pour produire une image conforme aux normes figuratives issues de la Renaissance. Cette hérédité culturelle le rend en principe inapproprié à l'Art Brut, ce « déchaînement d'ingéniosité et d'innovation » qui fait dérailler les normes esthétiques, selon Jean Dubuffet. Cependant, les « photographes bruts » ont pour particularité de rater leurs clichés chacun à sa manière - et c'est un ratage réussi, qui met en évidence le fonctionnement de ce formatage culturel de nos images et, consécutivement, de notre perception. Ainsi l'« effet de réel », prioritairement imputable à la photographie, peut-il être perturbé par la folie, la maladresse, la perversion, la superstition, la cécité même. Telle est la contre perspective adoptée dans cet ouvrage sur une créativité séculaire, mais généralement anonyme, modeste, si ce n'est clandestine, récemment mise au jour en études photographiques.
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Un sentiment qui tient le mur : notes et propos sur la peinture
Pierre Bonnard
- Atelier Contemporain
- Studiolo
- 20 Octobre 2023
- 9782850351303
Pierre Bonnard était un « poète fervent de la
vie brève, un célébrant du passage », comme le
dit Alain Lévêque, dans son introduction à cette
édition des écrits du peintre, réunissant ses notes et les entretiens qu'il donna à la presse. Pages d'agendas allant à l'essentiel en quelques mots, notes de carnets sous forme d'aphorismes dépouillés de grandiloquence, hommages à ses compagnons peintres, comme Maurice Denis, son ami du mouvement nabi, nommé selon le terme arabe qui signifie « ravi dans une extase », mais aussi Odilon Redon, Paul Signac ou Auguste Renoir : sa parole fut autant laconique que prolixe, ouvrant de multiples brèches pour consentir à « la vision brute », pour retrouver « une vision animale ». « Vous avez une petite note de charme, ne la négligez pas. Vous rencontrerez peut-être des peintres plus forts que vous, mais ce don est précieux. » Telles furent les paroles d'Auguste Renoir à Pierre Bonnard, alors jeune peintre inconnu, qui disent bien ce qui, dans la vision, dans les couleurs comme dans les formes, ne s'explique pas : cette « petite note de charme », précieuse, que le peintre n'a cessé de cultiver. Cela s'éclaire un peu, néanmoins, dans la définition que donne Bonnard du « peintre de sentiment », qu'il rêva d'être : « Cet artiste, on l'imagine passant beaucoup de temps à ne rien faire qu'à regarder autour de lui et en lui.
C'est un oiseau rare. » -
Le 8 février 1832, Ruskin reçoit pour son anniversaire un livre illustré par Turner. Le jeune garçon n'a que treize ans, mais la passion qui prend naissance ce jour-là ne s'éteindra jamais. Il en sortira un texte unique, flamboyant, proliférant, sans cesse repris, jamais achevé?: Modern Painters / Les peintres modernes. Entrepris pour défendre Turner contre ses détracteurs, poursuivi sur une période de dix-sept ans, il donne du peintre une image de plus en plus riche et complexe. Voici les parties les plus représentatives de ce chef-d'oeuvre du romantisme anglais, où Turner apparaît tour à tour comme un observateur scrupuleux de la nature, un poète et un prophète de la décadence du monde industriel. La lecture de Ruskin reste la voie royale pour accéder à la peinture de Turner. La méthode de Ruskin fait en effet une place de choix à la sensibilité, car montrer la supériorité de Turner comme chantre de la nature, c'est d'abord constater la consonnance entre ses tableaux et la vision de l'écrivain, telle qu'elle s'exprime dans les pages du journal et dans les textes descriptifs qui ont constitué une large part de la réputation de Ruskin. Ce n'est qu'ensuite que les références scientifiques viennent servir de caution à cette communion des sensibilités. En sens inverse, après avoir servi de modèle au dessinateur, Turner sert de norme au spectateur ; après avoir traduit ses émotions, il les canalise et offre une référence à son regard : d'un tableau de Turner on dira que «c'est la nature», et d'un spectacle naturel que «c'est un Turner». La vertu du regard de Ruskin, son acuité, est le reflet de la vertu de la main de Turner, son exactitude.Le critique et l'artiste concélèbrent l'office du visible. Les Peintres Modernes obéissent donc à un besoin de totalisation permanente - de connaissances toujours plus riches, d'une expérience jamais achevée - qui fait de Ruskin un «commentateur de l'infini». Et ce besoin prend une double forme : enseignement et prédication. À ce moment de sa carrière, Ruskin trouve dans son livre une estrade et une chaire. Par la suite, il montera pour de bon à la tribune donner les conférences qui seront les chapitres de ses livres futurs. C'est peut-être comme apologiste du regard que Ruskin a le plus à nous dire quand il nous parle de Turner. Écrire sur l'art, c'est d'abvord fair droit au regard?: «?voir clairement, c'est à la fois la poésie, la prophétie, la religion?».
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Manet ne cria pas, ne voulut pas s'enfler : il chercha dans un véritable marasme : rien ni personne ne pouvait l'aider. Dans cette recherche, seul un tourment impersonnel le guida. Ce tourment n'était pas celui du peintre isolément?: même les rieurs, sans le comprendre, attendaient ces figures qui les révulsaient mais qui plus tard empliraient ce vide qui s'ouvrait en eux. Manet, accoucheur «?impersonnel?» de l'art moderne?? Paru pour la première fois chez Skira en 1955, ce Manet-là - comme l'analyse utilement la préface de Françoise Cachin à la réédition de 1983 - est celui de Georges Bataille - et donc une oeuvre en prise directe sur les débats esthétiques de son temps, dont elle parle aussi le langage. C'est ce qui lui confère sa singularité impérissable, ainsi que sa portée historique. Le Manet de Bataille est presque un personnage. Personnage littéraire d'abord, ami des plus grands poètes et écrivains de son temps, Baudelaire, Zola, Mallarmé, qui tous lui ont écrit ou ont écrit sur lui. C'est à ces sources privilégiées que s'abreuve Bataille pour dépeindre un Manet déjà romanesque, quoique falot?: «?un homme du monde, à vrai dire en marge du monde, en un sens insignifiant?», «?au-dedans, rongé par une fièvre créatrice qui exigeait la poésie, au-dehors railleur et superficiel?», «?un homme entre autres en somme, mais charmant, vulgaire... à peine.?» Manet utilité, donc - mais en même temps nécessité de l'histoire de l'art, «?instrument de hasard d'une sorte de métamorphose?», homme par qui le scandale arrive bien malgré lui, initiateur innocent de la «?destruction du sujet?»?: «?c'est expressément à Manet que nous devons attribuer d'abord la naissance de cette peinture sans autre signification que l'art de peindre qu'est la «peinture moderne»... C'est de Manet que date le refus de «toute valeur étrangère à la peinture».?» C'est alors en continuateur des grandes exégèses de Valéry et surtout de Malraux que Bataille s'exprime. Là où il est tout entier lui-même, et inimitable, c'est dans les intuitions par lesquelles il traverse l'oeuvre du peintre comme la foudre, appuyant sa vision sur une sélection de tableaux qu'il légende avec brio. À supposer que ce Manet ne soit pas le vrai, il n'en possède pas moins sa valeur propre.
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En dépit de l'absence de vestiges (les plus anciens tatouages conservés de corps momifiés datent de 3000 ans avant J.-C.), plusieurs indices semblent accréditer l'idée que l'homme a pris son propre corps pour premier support de la peinture. Malgré la richesse et l'extraordinaire variété des décorations corporelles dans toutes les sociétés dites «primitives», il est possible de déterminer certaines fonctions générales nettement distinctes?: Les peintures corporelles, qui ont un caractère éphémère, et qui sont associées à des fêtes, des cérémonies, des pratiques magiques. Elles nous font pénétrer dans le domaine du sacré, c'est-à-dire de la transgression rituelle des tabous. Aussi manifestent-elles des dispositions psychiques qui, dans la culture occidentale, sont réprimées ou affectées d'un caractère psychotique. Les marques les plus durables, par tatouage ou scarification, qui équivalent à une inscription sur le corps de l'ordre culturel de la communauté et de la situation sociale des individus. Avec l'invention de l'écriture et la constitution des États, l'inscription est transférée du corps des individus à une peau plus anonyme?: le parchemin. Le corps, pour être désormais intact, n'en est pas moins l'objet de retouches visant à l'assujettir à sa propre image: cosmétique, maquillage et opérations esthétiques de toute nature. La séduction joue sur la limite entre l'occultation et l'aveu de ces artifices. Cependant, la marque corporelle est délibérément assumée dans certains domaines marginaux?: le tatouage des forçats, des aventuriers, des prostituées, le maquillage des acteurs et des clowns, le grimage des enfants, etc. L'évolution de la. peinture moderne peut être interprétée comme la réactivation anti-illusionniste de l'épiderme de la toile. De fait, au terme de cette évolution, le corps est à nouveau assumé dans sa fonction de support originel de la peinture, notamment dans les mouvements du Body Art et du Transvestisme.
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Traverser l'invisible : énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier
Marion Grébert
- Atelier Contemporain
- 7 Octobre 2022
- 9782850350849
Cet ouvrage qui parcourt une longue histoire des figurations féminines s'organise autour d'un événement sans précédent, lorsque la naissance de la photographie permet à un certain nombre de femmes de s'emparer d'un médium grâce auquel elles peuvent enfin se représenter entre elles et elles-mêmes à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
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Ce volume consacré aux « arts modestes » est une invitation à déambuler dans nos sociétés consuméristes comme s'il s'agissait d'étranges musées, où s'accumulent sans cesse, sans classement, sans hiérarchies, une infinité de choses dignes malgré tout d'attention.
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L'époque de la peinture : Prolégomènes à une utopie
Jérôme Thélot
- Atelier Contemporain
- 16 Février 2024
- 9782850351419
À contre-courant de notre époque, celle de la technique, de la raison calculatrice, des logiques de domination qui s'immiscent dans toutes les dimensions de la vie, époque qui trouve son origine lointaine dans le néolithique où furent inventés l'agriculture et l'élevage, Jérôme Thélot propose «de former l'utopie d'un radical recommencement».
Se souvenant de l'invention de la peinture dans le secret des cavernes du paléolithique, et de sa fonction instauratrice durant des millénaires, son projet paradoxal est motivé par une espérance obstinée, celle d'inaugurer une nouvelle époque de la peinture, que prophétisent à leur manière certaines oeuvres majeures comme celles de Giorgio Morandi ou d'Edward Hopper. Car «il vaut impérativement la peine, à l'heure catastrophique où nous sommes d'une possible disparition de la vie terrestre, de scruter à nouveaux frais la teneur de la peinture», sa teneur «en vérité, en justice et en bonté». L'époque de la peinture serait celle d'un autre paradigme éthique et politique, d'une douceur nouvelle dans notre rapport aux êtres et aux choses, qui désamorcerait les mécanismes de violence et de destruction régissant l'histoire contemporaine.